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Peu de gens, par contre, atteignaient Bételgeuse. Bételgeuse qui semblait, à l’échelle humaine, se situer en dehors du temps.

Algan avançait d’un pas tranquille dans les allées du parc désert. Il se souciait peu d’être remarqué. La probabilité qu’il fût reconnu était négligeable. Du moins, les Maîtres en avaient décidé ainsi. Son costume était identique à celui qu’il portait lorsqu’il avait quitté Glania. Mais il y avait peu de chances que qui que ce fût le notât, car les accoutrements les plus extraordinaires voisinaient sur Bételgeuse.

Il remarqua les plantes étranges qui emplissaient le parc. Des plantes vertes. Il y avait peut-être deux cents années qu’il n’avait pas vu un arbre. Il se souvint que les fondateurs du Gouvernement central de Bételgeuse étaient nés sur la Terre, longtemps auparavant, et qu’ils avaient conservé la nostalgie de leur planète natale.

Il essaya de se rappeler Dark, et les plaines et les mers de la Terre, et ses amis, la jungle des jours passés et le fouillis des ruelles sales, les combats, la chaleur d’une crosse dans la paume d’une main, la sueur d’une journée torride et le souffle glacial d’une nuit d’hiver.

Tout cela était mort.

« Presque inconcevable que tout cela ait existé, songea-t-il. Des rêves. »

Le sable crissait sous ses bottes. C’était le même bruit énervant qu’autrefois, un son évocateur d’attente, de longues courses sur les rivages des mers, et de chasses au fond des étendues désertiques de la Terre. En deux cents années, le sable n’avait pas changé. Sur toutes les planètes, il demeurait semblable à lui-même. Il était ce qui reste lorsque les palais et les montagnes se sont effondrés. Mais lui, Jerg Algan, avait changé.

Dark et la Terre, Ulcinor et les Puritains étaient noyés dans ce même brouillard bitumeux qu’évoquait le son crissant du sable humide sous ses bottes. Il avait eu autrefois envie de revoir des humains, de parcourir de nouveau le dédale des rues de Dark, ou de flâner encore dans les boutiques d’Ulcinor, entre les hautes silhouettes masquées.

Il l’avait fait. Il avait sauté d’un point à un autre de la Galaxie ; jamais ce n’avait été un réel voyage comme celui qu’il commençait maintenant sur Bételgeuse, mais ç’avait été des visites, des expériences étranges et qui auraient pu être excitantes.

Et qui ne l’avaient pas été.

Dark n’était qu’un trou de rats au fond de l’espace, et Ulcinor qu’une tanière d’ours. Les mondes et les villes s’étaient transformés en deux siècles, mais pas au point, qu’il ne pût les reconnaître. C’était en lui qu’un changement s’était opéré.

Il était maintenant, et il le savait, un homme de l’espace. Ses villes à lui étaient composées d’étoiles et brillaient dans les cieux. Il avait vaguement pitié des hommes, terrés dans leurs demeures au fond des océans d’atmosphère cotonneuse qui entourent les planètes habitables. Il avait appris lors de son séjour bref sur Ulcinor que son nom était devenu un vague symbole pour les marchands des Dix Planètes, mais s’était peu inquiété de savoir s’il avait été reconnu. Les problèmes des humains ne l’intéressaient plus. Il était, et il était fier de l’être, un homme de l’espace. Non pas un de ces marins traversant le vide dans une coque d’acier, aveugle, terrifié et impuissant à l’idée des multiples périls de l’extérieur, mais un véritable homme de l’espace, capable de suivre les routes du vide, de sauter d’une case à l’autre de l’échiquier des étoiles, de résoudre les problèmes délicats des trajectoires, et de mettre en échec le roi adverse : Bételgeuse. Il était – et il l’avait admis, et il était fier de l’avoir admis – un pion sur l’échiquier des étoiles. Un pion du roi noir qui régnait sur la Galaxie.

Il lui semblait étrange de penser au temps où il avait appartenu à l’autre camp. Un temps si lointain, si confus, irréel.

Un temps où il était un humain.

Maintenant, il était un Robot.

Les coupoles et les flèches de la ville luisaient doucement entre les branches des arbres. Mais la silhouette massive du palais du Gouvernement central les écrasait toutes. Algan atteignit les limites du parc sans avoir rencontré un humain. Et brusquement, il pénétra dans la ville, son pas sonna d’une nouvelle façon sur la route et il retrouva le contact des humains. Il les vit se presser sur les chemins mouvants, il lut sur leurs visages, la joie, la tristesse, le dégoût, la peur, la vieillesse. Il eut pitié d’eux.

Tout cela allait changer.

Il songea aux villes qui allaient mourir, aux astronefs dont les orbes allaient s’arrêter, aux routes désertées, aux visages qui allaient devenir impassibles et aux corps qui deviendraient immortels. Il faudrait peut-être des années pour que cela arrive, mais les années n’avaient plus de sens. Le temps des villes, des astronefs et des humains était terminé. Et il savait maintenant que c’était ce qu’il avait toujours désiré, que c’était ce que chaque humain désirait depuis toujours, que cette rage de destruction qu’ils avaient manifestée à toutes les époques de leur Histoire n’était que l’anticipation confuse du temps à venir où ni la vie, ni les villes, ni les navires, ni les ports stellaires, ni la lourde et coûteuse et écrasante organisation des pouvoirs humains, ni le temps, ni la mort n’auraient plus de sens. Il était doucement étrange de penser à toutes ces choses existantes, encore bouillonnantes de vie, comme à des choses périmées et mortes, tombées en poussière ; et c’était pourtant nécessaire puisque c’était ce qui allait arriver.

C’était déjà arrivé en d’autres temps et en d’autres lieux. En d’autres régions de la Galaxie et en d’autres Galaxies. Le temps des provinces de l’espace et le temps des hommes était clos. Ils s’étaient crus les maîtres, bien qu’ils aient eu de tout temps conscience de leurs insuffisances, de leurs incapacités, ils avaient proclamé qu’ils étaient la fin de l’univers, et ils n’étaient que des moyens, des robots.

Il ne fallait pas, songea-t-il, que son visage fût trop impassible, ou que sa démarche fût trop absente. Cela pourrait surprendre.

Il se mêla à la foule et remonta les grandes avenues en direction du palais du Gouvernement. Des immeubles splendides jalonnaient sa route. Et il devait reconnaître leur splendeur, mais il ne la reconnaissait, se dit-il, que comme les paléontologistes reconnaissaient la force d’espèces disparues, et la parfaite articulation de leurs membres qui ne les avait pas empêchées de mourir.

La place gigantesque qui s’étendait devant le palais du Gouvernement était à elle seule une merveille presque aussi admirable que les étoiles, les mondes innombrables qui peuplent l’espace ou les constructions des Maîtres. Des chemins mouvants sillonnaient l’étendue de métal comme des fleuves d’argent. Sur des socles cristallins, se dressaient des statues colossales, des figures humaines coulées dans le même bronze indestructible qui servait à faire les portes des ports stellaires, et leurs regards confiants tournés vers l’espace semblaient épier les mouvements incessants des nefs qui sillonnaient le ciel. Elles étaient hautes comme des montagnes et leurs mains levées vers la sphère immense de l’étoile éblouissante semblaient capables d’abriter une nef stellaire. Mais plus loin se dressaient des sculptures étranges, abstraites, des entrelacs de courbes et de lumière, et cela représentait l’idée que l’homme se faisait de l’univers, un ensemble complexe, mathématique et fuyant, hostile, surtout hostile, mais splendide en sa multiplicité colorée. Et ainsi, tandis qu’Algan avançait vers le palais de Bételgeuse, emporté par le doux mouvement des chemins mobiles, il découvrait, inscrits dans le verre et dans le métal, les symboles complexes de la conquête de l’univers par l’homme. Là étaient décrites les fonctions qui commandent à la naissance, à la vie et à la mort des étoiles, celles qui dominent la danse incessante des électrons, ou le perpétuel chevauchement des ondes. Ici, l’admiration de l’homme rejoignait sa compréhension, et l’art naissait naturellement de la science.