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« Mais c’était, se dit Algan, un ultime rameau sur un arbre mort ou mourant. » Il était temps pour l’homme de découvrir ce qu’il était en réalité.

Il passa le porche gigantesque, et ses yeux se fermèrent malgré lui lorsqu’ils se posèrent sur l’énorme sphère de feu pourpre qui flottait au-dessous de la coupole de cristal et qui représentait Bételgeuse. Elle brillait très haut, au-dessus de sa tête, mais son éclat était tel qu’il crut un instant qu’elle plongeait vers lui. Puis il maîtrisa ses nerfs et vit, en dessous du soleil nain, une lentille étincelante de lumière blanche, et il sut que c’était une maquette de la Galaxie.

Il sourit. Pendant si longtemps l’homme avait cru dominer la Galaxie, un jour, qu’il avait fini par s’accoutumer à l’idée de sa victoire au point de la croire achevée.

Les chemins mouvants s’arrêtaient à l’entrée de la grande salle. Algan avança sur les dalles noires et blanches, immenses, assez vastes pour que chacune d’elle pût porter une nef stellaire de bonne taille, et il vit se dresser en face de lui, le mur de cristal qui séparait les visiteurs de la Machine.

Tout avait été prévu dans la grande salle du palais pour impressionner les voyageurs ; le palais avait été construit des siècles plus tôt lorsque le gouvernement central s’était posé sur la troisième des planètes qui tournent autour de Bételgeuse, et, dès cette époque lointaine, il avait été destiné à abriter les archives de la Galaxie humaine, et les Machines qui jonglaient avec ces milliards de données.

Et des visiteurs innombrables étaient passés dans la grande salle qui était en quelque sorte un endroit privilégié où se rencontraient le monde des étoiles conquises et celui, mystérieux et abstrait, de la Machine, où se croisaient le passé et l’avenir, des visiteurs sans nombre, barbares des terres lointaines, lettrés des anciens mondes, marins sillonnant l’espace des frontières, soldats de Bételgeuse venus reconnaître le sanctuaire dont ils assuraient la défense, architectes émerveillés par l’immensité pure de la voûte cristalline, marchands venant ici saluer la Machine qui assurait l’ordre de l’empire, hommes de toutes races et de toutes couleurs, de toutes tailles et de toutes intelligences, portant les étoffes les plus étranges et les plus communes, frappant les dalles d’un pas assuré ou traînant sur le sol froid les pantoufles noires des puritains des Dix Planètes, dévorant des yeux les hauts piliers de métal, se pressant et se poussant comme un troupeau de fourmis, interrogeant la Machine et écoutant sans fin ses réponses.

Car le miracle de la Machine était qu’elle connaissait chacun et chaque chose et qu’elle répondait à chaque question. C’était un miracle quotidien et secondaire que suffisaient à multiplier les centres inférieurs de la Machine, mais il servait de support légendaire et tangible à la fois à l’ancienne confiance dans le gouvernement inexorablement équitable de la Machine.

Depuis l’Antiquité la plus reculée, disaient les historiens, il y avait eu des Machines qui avaient aidé les hommes à prendre des décisions en définissant pour eux les termes ou les alternatives des problèmes. Et la Machine de Bételgeuse n’était que le résultat logique d’une longue chaîne de mécanismes à se souvenir et à calculer que l’homme avait fabriqués. Mais elle avait été créée moins pour aider les hommes que pour les remplacer, poursuivaient les historiens, pour assurer au gouvernement de la Galaxie humaine une continuité que la fragilité humaine ne lui eût pas permise ; et surtout, peut-être, parce que les hommes acceptaient mieux ses décisions qu’ils n’eussent fait des ordres d’autres hommes.

Une petite partie de la Machine était visible derrière le mur de cristal qui séparait en deux la grande salle.

Bien des voyageurs pensaient que cet amas de tubes géants, de mémoires magnétiques, que ces cylindres tournoyants, ces étincelles, ces écrans pulsants, et ces nerfs de cuivre étaient toute la Machine. D’autres, moins naïfs ou plus instruits, se doutaient que la Machine s’étendait bien au-delà de ce que pouvait contenir la grande salle du palais, et que ses connaissances s’entassaient dans de sombres hypogées tandis que ses décisions s’élaboraient loin des regards humains.

Des informations en provenance de la Galaxie entière lui parvenaient. Elle s’inquiétait peu de savoir si elles étaient périmées. Elle était tout à la fois le passé, le présent et l’avenir.

Il y avait bien quelques esprits qui se demandaient parfois si la Machine dans son ensemble n’était pas à son tour un écran, un décor qui cachât quelque formidable pouvoir, mais ils n’osaient généralement pas poser ce genre de questions à voix haute. Surtout pas à la Machine.

Algan se fraya un chemin dans la foule qui se pressait sur les dalles noires et blanches, et, lorsqu’il fut tout proche de la paroi de cristal, il aperçut les cellules qui permettaient d’interroger la Machine. Elles étaient célèbres d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine. Les enfants sur de lointaines balles de boue rêvaient d’y pénétrer un jour afin d’y poser quelque question définitive à la Machine et d’en obtenir la réponse. Mais ils grandissaient, vieillissaient et mouraient sans avoir jamais réalisé leur rêve. Et c’était sans doute parce que si peu d’hommes parmi les milliards d’êtres qui peuplaient les étoiles avaient atteint Bételgeuse et vu la Machine, que le palais du Gouvernement était à un tel point mythique.

Les cellules étaient creusées dans la paroi de cristal elle-même. C’étaient des alvéoles aux faces réfléchissantes tels des miroirs. Des centaines de cellules semblables s’alignaient à la base de la paroi de verre.

Algan entra dans l’une d’elles. Il se tint face à sa propre image, plongeant son regard dans les yeux de son reflet. « C’est au fond de toi-même qu’il te faut chercher toute réponse » : telle était la devise de la Machine.

Et tous les bruits du monde se turent. Il était seul avec son image au fond d’un espace lumineux, un visage long et mince, des traits osseux et des yeux brillants et froids. Jamais il ne s’était vu ainsi. Et jamais il n’avait entendu ainsi battre son cœur, ni souffler sa poitrine. Il s’humecta les lèvres et voulut parler, mais il attendit vaguement que la Machine lui posât une question. Et, brusquement, il comprit qu’elle était absente, qu’elle n’existait pas, qu’il n’y avait rien d’autre que son reflet et que seul son reflet lui répondrait.

Il se rendit presque compte de l’impression que cela pouvait faire à un humain.

— Eh bien, dit la Machine, que désirez-vous savoir ?

Sa voix était sans timbre.

Algan réfléchit. Il décida de poser une question rituelle, une question que des millions d’hommes, morts ou vivants, avaient prononcée du bout des lèvres, avec, dans le cœur, l’impression de profaner un oracle.

— Quel obstacle devrai-je vaincre ? demanda-t-il.

— La solitude, répondit la Machine sans hésiter.

Etait-ce la réponse qu’elle faisait d’habitude à cette question, ou bien avait-elle répondu à Algan en fonction de ce qu’il était ?

La solitude. Il y avait bien longtemps qu’il n’y avait pensé. Près de deux siècles.

— Je me nomme Jerg Algan, dit-il. Me connaissez-vous ?

Une seconde passa.

— Oui, dit la Machine d’une voix égale. Vous êtes né sur la Terre. Vous ne devriez pas vous trouver ici en ce moment.

— Non, n’est-ce pas ? dit Algan. Et pouvez-vous me dire d’où je viens ?