Il savait qu’en posant cette question, il allait semer le désarroi et la terreur sur Bételgeuse. Il attendit un petit temps.
— Non, dit la Machine. Je ne sais pas. Attendez. Je vais vérifier.
— N’en faites rien, dit Algan. Essayez seulement de trouver où je vais.
Il sourit à son reflet, et disparut brusquement.
Et il se trouvait maintenant pour la seconde fois en face de la Machine. Mais elle semblait dormir. La paroi de cristal était presque entièrement obscure. Seuls quelques tubes clignotaient. Les symboles mathématiques gravés dans l’épaisseur du verre scintillaient doucement.
La haine et le triomphe se mêlaient en son esprit, car la dernière bataille était proche. Il se mit en marche sans hâte vers l’un des alvéoles de la Machine.
X
Par-delà la paroi de cristal
Deux cents ans, dit Stello.
— Oui, deux cents ans, répéta Nogaro.
Ses traits se durcirent. Il posa ses mains sur la table et fixa les sept hommes.
— Alors, il est immortel, dit Stello.
— Je le crois, dit Nogaro.
Le silence retomba. Ils avaient peur, brusquement. Peur d’un inconnu, soudain surgi de l’espace, seul, les mains vides, mais âgé de plus de deux cents ans.
— N’a-t-il pas fait un long voyage sur une nef stellaire ? suggéra Albrand. Quelques années à une vitesse proche de la lumière pourraient peut-être…
— Non, dit Nogaro. La Machine est formelle sur ce point. Il a disparu il y a à peu près deux cents ans, dans la région de Glania, une petite planète sur les marches extérieures des régions centrales.
— On ne l’a jamais revu.
— Jamais. Il y a cinquante ans, certains des Ulcinoriens faits prisonniers lors de la répression du mouvement des Puritains prétendirent qu’ils l’avaient vu. Mais jamais on n’en a obtenu confirmation.
— Ne se peut-il pas que les Puritains l’aient mis en état d’hibernation afin de s’en servir comme d’une arme le moment venu ? demanda Olryge.
Nogaro secoua la tête.
— Comment est-il venu sur Bételgeuse ? demanda Voltan, l’un des plus âgés des huit, plus âgé encore que Nogaro. La Machine le sait-elle ?
— Non, dit Nogaro. Elle sait seulement qu’il n’est pas venu sur un navire. Du moins, pas sur l’un de nos navires. Des navires humains, je veux dire.
Ils se turent de nouveau. Ils sentirent quelque chose se tendre dans l’air et vibrer. Ce qu’ils avaient accompli durant les siècles passés s’évaporait, se dissolvait, disparaissait dans les effrayantes incertitudes de l’avenir. Pour la première fois, ils avaient peur de ce qui allait arriver.
— Une aide extérieure, grogna Olryge, les yeux flamboyants. Vous en parliez tout à l’heure.
— C’est la seule solution logique, dit froidement Nogaro. Je suis le seul d’entre vous qui ait eu l’occasion de rencontrer, de connaître Jerg Algan. Il y a deux cents ans déjà, c’était un homme étrange. Je me demande s’il est seulement humain, aujourd’hui. Après deux cents ans. »
Il grimaça. Il n’avait pas peur. Il ressentait seulement une curiosité dévorante. Il savait pourquoi Algan était parti, il savait qu’Algan avait réussi. Qu’a-t-il trouvé au centre de la Galaxie ? se demanda-t-il.
— Dites-nous ce que vous savez, Nogaro, dit Stello.
Nogaro tourna la tête et le fixa. « Vais-je leur parler ? pensa-t-il. Vais-je leur dire que j’ai agi de mon propre chef, il y a deux cents ans, mettant peut-être en péril la Galaxie humaine tout entière. Vais-je leur dire que je suis sûr d’avoir eu raison parce qu’il y a des problèmes plus importants que le salut de la Galaxie ? Ou vais-je me taire, les laisser errer d’une théorie à l’autre ? La Machine sait-elle ? »
Mais qu’il se tût ou qu’il parlât, songeait-il, ne changerait rien à l’histoire à venir de la Galaxie. Ce qu’il avait fait, il fallait que quelqu’un le fît. Quant à ce que Jerg Algan avait découvert et quant à ce qu’il était devenu, c’était une autre histoire.
— Pensez-vous qu’il ait transmis le secret de son Immortalité aux Puritains ? demanda Stello.
— Je n’en sais rien, dit Nogaro. La lassitude s’empara de ses traits. Ç’avait été bon de vivre toutes ces années, interrogeant, décidant, apprenant. Ç’avait été bon, puis la fatigue était venue, une lourde fatigue, une fatigue couleur de temps. Ç’aurait pu être bon encore, pensa-t-il, si le monde avait pu demeurer ce qu’il était, sans heurt, sans changement.
Une sorte de terreur se fit jour en lui. Suis-je vieux à ce point ? se demanda-t-il. Avons-nous donc condamné les hommes à l’immobilité, la Galaxie à la stagnation ?
— Je n’en sais rien, répéta-t-il. Croyez-vous que cela ait encore la moindre importance ? Je n’ai parlé tout à l’heure des Puritains que pour attirer votre attention. Mais ne voyez-vous pas que leur agitation ne signifie plus rien maintenant, ne voyez-vous pas que le problème nous échappe, que nos navires sont inutiles ? Ne comprenez-vous pas ? Une autre espèce, une autre civilisation qui détient l’immortalité, est à nos frontières. Et capable de se mouvoir dans notre espace sans que nous le sachions.
» Peut-être cela nous fera-t-il du bien ? Comprenez-vous maintenant pourquoi je réclame l’immortalité pour l’espèce entière ?
— Je maintiens mon vote, dit Olryge. Notre puissance est formidable et intacte. Et nous n’avons pas encore été attaqués. Nous sommes toujours les maîtres, ici.
— Je ne pensais pas à la guerre, Olryge, dit Nogaro. Il y a d’autres formes de compétition.
— Qui était ce Jerg Algan ? demanda de sa voix grave Voltan.
— Il y a deux cents ans, dit Nogaro, un peu moins peut-être, je ne faisais pas partie du Conseil, comme aujourd’hui, je ne me trouvais même pas sur Bételgeuse, j’étais un Envoyé, l’un de ces quelques millions d’immortels qui assurent le pouvoir de Bételgeuse sur les mondes les plus lointains, qui écoutent et transmettent, qui sont les yeux, les oreilles et les mains de Bételgeuse, et c’est alors que je rencontrai Jerg Algan, juste avant sa disparition. Je me pris d’amitié pour lui. Il avait une trentaine d’années et toute sa jeunesse s’était passée sur la Terre, mais il venait d’être ramassé dans le port de Dark et recruté dans les conditions que vous savez. Je le vis pour la première fois sur le navire qui nous emmenait sur Ulcinor. Il me fit bonne impression. Il était énergique et volontaire, intelligent et triste. Je crois que j’aurais aimé qu’il devînt l’un de nous. Il haïssait Bételgeuse, car, c’était voyez-vous, un homme des vieilles planètes, pour qui le passé comptait plus que l’avenir, et qui appelait les choses par leur nom. Bételgeuse, pour lui, c’était la tyrannie.
» Je cherchais à ce moment-là un homme capable de mener à bien une affaire que j’avais dans l’esprit. Je compulsai le dossier d’Algan et il se révéla satisfaisant. En ce temps-là, voyez-vous, se posaient les mêmes problèmes qu’aujourd’hui, quoique d’une façon différente. Nous cherchions sans relâche des traces d’une autre civilisation. Et à quelques indices, nous avions pu circonscrire une zone intéressante dans la direction du centre de la Galaxie. J’étais passionné par l’idée d’envoyer là une expédition, et je le suis encore. Mais les Puritains d’Ulcinor nous surveillaient de près, tant ils craignaient que nous ne découvrions là une arme susceptible de les annihiler économiquement. Ils disposaient de certaines informations dont je manquais. Je m’arrangeai pour que Jerg Algan eût l’air d’être envoyé par les deux parties à la fois, et c’est sans doute pourquoi, longtemps, les marchands d’Ulcinor et des Dix Planètes se vantèrent de son appui.