» Nous avions déjà envoyé plusieurs expéditions vers le centre de la Galaxie, mais elles avaient été toutes des échecs. Une ou deux d’entre elles disparurent même complètement. Des légendes extraordinaires commençaient à courir la Galaxie en tous sens. Il me sembla qu’il était temps de les contrôler.
» Mais je n’étais qu’un Envoyé et je n’avais pas la possibilité de confier une expédition complète à Jerg Algan. Il m’eût fallu pour cela disposer de l’accord du Conseil et de la Machine et cela eût pris trop de temps. Je décidai de faire voler un navire par Algan. J’avais tous pouvoirs sur les autorités des ports stellaires, et, lorsque nous nous posâmes sur Ulcinor, je préparai la chose.
» Et une nuit, Jerg Algan s’enfuit de son dortoir, assomma un technicien, déroba une fusée et s’en fut. Il naviguait d’abord, je le savais, vers Glania, où il espérait sur mes indications trouver une amorce de piste. Et là il disparut. Il se trouvait au bord des régions centrales de la Galaxie, et brusquement, il disparut.
— Dans quelles conditions ? demanda Stello.
— Personne ne le sait, dit Nogaro. Non, personne ne le sait de ce côté-ci de la Galaxie. Il perdit son navire en se posant sur Glania, à la suite d’une fausse manœuvre, probablement, et il se mit en marche vers le port stellaire de la planète, qu’il atteignit, du reste, les témoignages sont formels sur ce point. Il eut une entrevue avec le capitaine du port stellaire, mais jamais il ne ressortit des appartements privés du capitaine. Ou s’il en ressortit, ce fut pour une destination inconnue.
— Et ce capitaine, que dit-il de cette entrevue ? dit Olryge.
— Il n’en dit jamais rien. Il se suicida le lendemain. Il avait laissé échapper un prisonnier. Je suppose que sa raison ne résista pas. Imaginez cela, un homme sans navire, sans vivres, sans connaissances spéciales qui disparaît brusquement d’une planète presque déserte, qui se dissout littéralement dans l’espace.
— Peut-être était-il mort dans un trou perdu de Glania ? suggéra Albrand.
— Non, dit Nogaro. Je fis entreprendre des recherches spéciales. Il ne restait rien de lui sur la planète. Rien, sauf des empreintes sur un verre qui avait contenu du zotl.
— Où se trouvait le verre ?
— Dans le bureau du capitaine. Les enquêteurs le découvrirent après le suicide ; ils relevèrent les empreintes, par mesure de routine, et ils découvrirent qu’elles étaient celles d’un humain nommé Jerg Algan. Mais ils ne surent jamais ce que cela impliquait. Je ne l’appris moi-même que longtemps après.
— Du zotl ? dit Fuln. Le capitaine était drogué. Peut-être a-t-il abattu Algan de peur d’être dénoncé.
— Non. La consommation de zotl n’était pas un délit en ce temps-là. Elle ne l’est devenue qu’un siècle et demi plus tard, lorsque nous avons eu besoin de battre en brèche la puissance économique des Dix Planètes.
— C’est une étrange histoire, dit Voltan. Je n’aime pas les histoires aussi étranges. Elles n’apportent jamais rien de bon. Mais peut-être tout cela ne veut-il rien dire ? Peut-être nous inquiétons-nous en vain ? Je ne crois pas qu’un homme puisse mettre en danger la Galaxie humaine, même s’il est immortel. Ce temps-là est passé. J’ai vu des hommes dangereux, très dangereux, autrefois, mais plus de nos jours. Non, pas de nos jours.
— Que vous faudra-t-il donc pour y croire et pour commencer à trembler ? cria Nogaro. Vous êtes trop vieux. Nous sommes tous trop vieux. Plus rien ne nous fait peur. Nous ne pouvons plus croire à rien qui nous menace.
« Il arrivera ce qui doit arriver, pensa-t-il. Nous avons fait ce que nous avons pu. Mais maintenant, il va falloir que les hommes se débrouillent tout seuls. Si seulement je savais ce qui les attend ! » Puis Algan lui revint à l’esprit. Un homme, perdu, tout seul dans une forêt de soleils et conquérant l’immortalité, et quoi d’autre encore ? La source de la vie se trouvait-elle donc au centre de la Galaxie ?
— Je ne puis rien ajouter, dit-il. Je vous demande d’appliquer dans les plus brefs délais le plan qui est le but de notre action. L’Immortalité pour l’espèce entière. J’espère qu’il n’est pas trop tard.
Ils se penchèrent vers lui les uns après les autres, et il lut la crainte, l’angoisse, la fatigue, l’habitude et l’ennui, sur leurs visages patinés par les ans.
— Vous connaissez ma réponse, dit Olryge, l’air triomphant.
— Je ne puis, prononça Stello du bout des lèvres.
— L’heure ne me semble pas venue, fit Albrand.
— Non, dit Fuln.
— Non, dirent en même temps Aldeb, Voltan et Luran, qui parlaient rarement, enfoncés dans leurs souvenirs, écrasés sous leur expérience.
— Peut-être avez-vous raison, dit Nogaro. Je le souhaite. Je souhaite que vous n’ayez pas commis d’erreur.
— Nous le souhaitons, dirent-ils ensemble, selon le rite.
— Avons-nous épuisé le sujet ? dit Olryge. Nous pourrions lever la séance.
— Il vaudrait mieux, en effet, que vous en restiez à ce que vous venez de décider, dit ironiquement Nogaro. Vous pourriez faire pis encore.
Albrand fit un mouvement.
— Nous devrions peut-être faire rechercher cet homme, dit-il, ce Jerg Algan.
— Il est hors de notre atteinte, dit Nogaro.
— La Machine ?
— La Machine ne sait rien. Croyez-vous que je ne m’inquiète pas de savoir ce qui existe au-delà des marches de la Galaxie humaine ?
— Ne le prenez pas sur ce ton, Nogaro, dit Voltan. Somme toute, vous avez vous-même déclenché ce péril qui nous menace, dites-vous.
— Je l’ai fait, dit Nogaro, et il fallait le faire.
— Peu importe, s’écria Olryge. Le vote est acquis.
Voltan se tourna vers lui.
— Ne soyez pas si pressé, Olryge. Vous avez l’éternité devant vous. J’aimerais poser une question ou deux à Nogaro.
— Je vous écoute, dit Nogaro.
— A propos de ces légendes dont vous nous parliez tout à l’heure, quelles étaient-elles ?
— Je ne sais si je dois en parler ici, dit Nogaro. Après tout, ce n’étaient que des légendes.
— Parlez.
— Eh bien, elles parlaient d’un empire aux frontières du nôtre, elles parlaient de citadelles géantes, mais jamais nous n’avons rien vu ; elles parlaient du règne des Maîtres, mais jamais ils ne sont venus ; elles parlaient d’un échiquier et de l’origine des mondes, mais ce n’étaient que des légendes. Je les ai étudiées longtemps, j’ai cru à certaines d’entre elles. Il n’en est rien sorti, ou presque.
— Presque, dit Voltan. Vous appelez cela presque. L’Immortalité.
— Elles parlaient, dit Nogaro, de ce qui existait avant l’homme et de ce qui viendrait après lui. Elles étaient lourdes de malédiction. Elles disaient que nous avions fait fausse route. Elles expliquaient qui nous pouvions rencontrer au centre de la Galaxie.
— Et qui donc ? ricana Olryge.
— Personne d’autre que les créateurs des hommes, dit Nogaro, personne d’autre que les maîtres des étoiles dominant la Galaxie, du haut de leurs châteaux de soleils ; et c’est vers eux que j’ai envoyé Jerg Algan. Et lorsqu’il reviendra, n’en doutez pas, ce sera de leur part.
— Qui suis-je ? demanda-t-il.
— Jerg Algan, répondit la Machine.
— Soit, dit-il.
Il fixait son reflet qui se mouvait au fond d’un espace lumineux, comme celui de certains rêves. Ses mains tremblèrent malgré lui. Il était tout proche maintenant de la fin de sa quête. Au travers des étoiles et des merveilles des Maîtres, de l’espace et du temps, elle l’avait mené, jusqu’ici, jusque sur Bételgeuse, en ce Palais qui résumait toute l’histoire humaine, face à cette Machine en qui résidaient tous les espoirs humains.