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Une longue quête, en vérité. Et brusquement, comme la Machine le lui avait prédit, la solitude fondit sur lui comme un oiseau de proie. De bien longues années. Il avait franchi seul le porche du temps, et seul il avait survécu. L’univers n’aurait jamais plus pour lui, songea-t-il, qu’une saveur de cendres et de passé, et, si brillantes que fussent les étoiles, elles ne parviendraient point à percer l’épais brouillard des secondes écoulées.

Et l’être humain, se dit-il, avait, au travers de lui, achevé une autre quête, plus ancienne, plus vaste, et définitive, celle-là, et dans quelques heures, dans quelques jours, tous les humains n’auraient dans la bouche que ce goût de cendres en songeant aux prouesses inutiles qu’ils avaient accomplies.

Il se demanda ce que deviendrait la Machine. Et le palais de Bételgeuse, et les statues gigantesques qui ornaient l’esplanade, et les souples et fins croiseurs stellaires qui hantaient les ports, et dont les proues avaient sillonné tant de baies différentes du vide, dont les coques avaient réfléchi les rayons de tant d’étoiles diverses.

— Désirez-vous me poser une autre question ? dit la Machine.

Il ne parla pas tout de suite. Il inspecta son reflet et il lui sembla qu’il se retrouvait enfin au terme d’une longue aliénation. C’était donc lui, ce visage mince et sombre, ces lèvres fines et blanches, ces yeux noirs et brillants. Et ces doigts longs et maigres lui appartiendraient pour un temps immensément long. Il se demanda s’il arrivait à la Machine de se trouver belle, si les humains qui l’avaient construite l’avaient dotée du sens de l’esthétique, si elle appréciait ses propres étincellements, les clignotements de ses lampes, les éclairs verts qui la parcouraient comme des frissons. Puis il posa la question.

— Qui sont tes maîtres, Machine ? demanda-t-il.

Longtemps, la question avait attendu, brûlant ses lèvres, brûlant sa langue, et maintenant, en paix, il pouvait la poser.

— Les Hommes, Algan, répondit sans hésiter la Machine.

Une Machine peut-elle n’être pas sincère ? se demanda-t-il. Peut-elle mentir ? Puis la réponse se forma automatiquement dans son esprit. Les hommes peuvent mentir.

— Non, dit-il à son reflet.

Le reflet ne cilla pas.

— Ecoute-moi, Machine, dit-il, veux-tu que je dise la vérité. Tu n’es rien. Tu n’es qu’un décor. Mais reconnais-le au moins. Je veux voir tes maîtres, Machine. Dis-le-leur, au moins.

— Je ne puis vous répondre, dit la Machine.

Sa voix était toujours sans timbre, impassible, égale. C’était une curieuse expérience, se dit Algan, que d’interroger une Machine et que de la prendre en faute. Mais, contrairement aux humains, une Machine savait mentir. Elle ne se couperait jamais, et il était impossible de la passer à un détecteur de mensonges.

Elle était, en quelque sorte, meilleure et pire que les hommes, plus absolue. Elle était hypocrite parce que les hommes l’avaient faite telle, mais chez elle l’hypocrisie était, par construction, une qualité ; c’était une possibilité, rien d’autre, cela excluait tout jugement moral.

En allait-il de même en définitive pour les humains ? se demanda Algan. Jamais les Maîtres n’en avaient rien dit. Il existait quelque part pourtant une différence. La Machine ne mentait pas pour son propre compte ; elle mentait parce que, sur certains points, elle avait été construite pour ne pas dire la vérité. Les hommes, eux, trompaient systématiquement, dans l’espoir d’atteindre certains buts personnels. Les hommes étaient détraqués.

Il se demanda si une Machine détraquée parviendrait à mentir pour son propre compte. Difficile à imaginer. Mais peut-être pas inconcevable. Cela pourrait peut-être arriver, pensa-t-il, si la Machine se trouvait prise dans un conflit tel qu’elle dût négliger d’appliquer certaines des règles qui lui avaient été imposées sous peine d’être détruite.

Peut-être la Machine se détruirait-elle ? Ou peut-être admettrait-elle le caractère original de la situation conflictuelle et la résoudrait-elle en adoptant une attitude non conforme à la réalité ? Une attitude névrotique.

Les humains se trouvaient perpétuellement plongés dans une atmosphère conflictuelle. Ils existaient en fonction d’un certain but et ils étaient empêchés de le réaliser. Certains, lorsque la pression du conflit devenait trop forte, se suicidaient ; leur instinct – c’est-à-dire une des règles qui leur avaient été imposées – de conservation s’effaçait. D’autres sombraient dans la névrose. Mais l’équilibre de tous était menacé.

Et cela expliquait l’histoire des hommes, ces milliers d’années de meurtres, de mensonges, de pillages, d’escroqueries, de guerres, et cet appétit de conquêtes et de victoires, cette volonté de puissance.

Les hommes étaient des Machines détraquées.

— Ecoute-moi, Machine, dit-il, tu ferais mieux de me répondre.

Il ne pouvait s’empêcher de lui parler comme à un être humain. Il lança son poing en avant, qui vint s’écraser contre la froide surface du miroir. Il entendit une faible vibration qui s’éteignit bientôt. Il ne pouvait rien contre la Machine, du moins, pas de cette façon-là.

— Je ne puis vous répondre, dit la Machine.

— J’ai un message pour tes maîtres, Machine, dit-il. Dis-le-leur. Dis-leur que je veux leur parler. Dis-leur que je viens du centre de la Galaxie. Dis-leur que je viens de la part de Nogaro, s’ils se souviennent de son nom.

— Les Hommes sont mes maîtres, répéta la Machine.

Et si la Machine était sincère ? se demanda-t-il. Si elle avait été construite de façon à ignorer qui la dirigeait en réalité ? Il l’ignorait lui-même. Les Maîtres semblaient aussi l’ignorer – ou plutôt ne pas s’en soucier, et c’était pourquoi ils l’avaient envoyé. Mais il lui était difficile d’imaginer des humains cachant pendant des générations leur puissance derrière un masque aussi parfait, aussi efficace.

Et s’ils refusaient de le voir, s’ils refusaient de l’entendre ?

— Je vais te poser une question, Machine, dit-il.

— Je vous écoute, dit la Machine.

— Comment suis-je venu ici ? Sur cette planète ?

— Je ne sais pas, dit la Machine. Attendez. Je vais vérifier. Il attendit quelques secondes.

— Vous m’avez déjà posé cette question il y a quelque temps, dit la Machine. Pourquoi désirez-vous le savoir ?

— Je veux seulement te montrer que tu ne connais pas tout, Machine.

Il se demanda si le cerveau mécanique de la Machine pouvait saisir un tel raisonnement.

— Aucun mécanisme ni aucun être ne peut prétendre tout savoir, dit la Machine. Ma fonction n’est pas de tout savoir. Elle est de me souvenir. Elle est d’apprendre. Je dois vous poser une question. Comment êtes-vous venu sur cette planète ?

— Par la puissance des soixante-quatre cases, dit Algan.

— Je vois, dit la Machine. Il me manque encore bon nombre d’informations, mais plusieurs possibilités se dessinent. Il se peut par exemple qu’il existe dans l’espace d’autres Machines semblables à moi.

— Cela se peut, répondit évasivement Algan.

— L’échiquier est l’un des points faibles de mon raisonnement, dit la Machine. Je puis lui attribuer plusieurs valeurs, mais aucune ne l’emporte sur les autres.

— Le problème t’intéresse-t-il, Machine ?

— Rien ne m’intéresse au sens humain du terme. Je suis simplement construite pour résoudre un certain nombre de problèmes. Celui-là entre autres.

— Je connais la solution, Machine, dit Algan, et je viens l’apporter à tes maîtres. Dis-le-leur.

Quelques instants passèrent. Il se pouvait que sa dernière tentative échouât et qu’il dût se rabattre pour accomplir sa mission sur d’autres moyens. Il avait espéré que la Machine pourrait servir de lien entre lui et les maîtres hypothétiques de la Galaxie humaine. Mais il n’en était plus exactement sûr à présent.