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— Je ne me connais pas d’autres maîtres que les Hommes, dit la Machine. Je ne puis résoudre ce problème que tu me poses, homme. Cependant mes instructions prévoient ce cas. Je ne les comprends pas, mais je vais les appliquer. Il se peut que tu aies raison et que certains hommes parmi les hommes soient mes maîtres. Mais je n’en trouve pas trace dans mes circuits conscients. Je vais essayer d’analyser mes circuits inconscients.

« Un conflit, pensa Algan. Voilà enfin un conflit. La Machine est conditionnée pour ignorer certaines choses, tout en en conservant la trace, et maintenant la solution de certains problèmes qu’elle doit résoudre en accord avec certaines de ses instructions de base implique qu’elle néglige ce conditionnement. Je me demande si ses constructeurs l’avaient prévu. »

Exactement la même chose que pour les hommes. Ils savent certaines choses, mais ils sont incapables de se les rappeler consciemment et de les exprimer verbalement. D’où conflit, suicide ou névrose.

— Tu devras résoudre le problème toi-même, humain, dit la Machine. Je ne puis pas t’aider. Mes instructions m’enjoignent seulement de te laisser passer.

— Est-ce la première fois que le cas se présente ?

— C’est la première fois, d’après ma mémoire.

Etait-il possible, se demanda Algan, que la Machine eût plusieurs faces, plusieurs visages, que sa mémoire fût multiple et compartimentée ? Etait-il possible qu’une partie de son immense architecture lui servît à répondre aux humains, tandis qu’une autre travaillait pour le compte des maîtres hypothétiques de la Galaxie humaine ? Existait-il quelque part un centre de coordination suprême qui décidât en dernière analyse ? Ou bien les différentes régions conscientes de la Machine étaient-elles séparées par des zones mal définies, grises, inexplorées ?

Se pouvait-il que les Maîtres eux-mêmes dominassent une fraction de la Machine, sans que les autres centres de la Machine le sussent ?

— Bonne chance, humain, dit la Machine.

Le reflet d’Algan frissonna. La surface du miroir trembla comme une pellicule d’eau brusquement agitée par un léger souffle de vent. Puis, au fond de l’espace lumineux, apparut une tache noire, absorbant toute lumière, qui s’étendit et dévora peu à peu le reflet d’Algan. La tache noire couvrait maintenant presque tout le miroir, évoquait une insondable profondeur.

C’était une porte.

Il fit un pas en avant et se retrouva sans transition dans la nuit. Il tendit ses mains en avant puis sur les côtés, mais ses doigts ne rencontrèrent rien. Il se trouvait au centre d’une immense plaine obscure.

— Avance, dit la Machine.

Il se concentra.

Peut-être était-ce un piège. Il était prêt à se projeter à un million de kilomètres de là, si le moindre danger survenait. Il savait qu’il pénétrait dans une région dont peu d’hommes connaissaient l’existence, que la Machine elle-même n’avait sans doute jamais explorée, bien qu’elle se situât à l’intérieur du palais. Il se souvint d’une phrase de Nogaro à propos de Bételgeuse. C’était, avait dit Nogaro, une araignée gigantesque projetant sa toile dans le temps et dans l’espace, accrochant ses fils de bave aux étoiles.

Il entrait dans le repaire de l’araignée. Il se rappela les mygales de la Terre, se traînant dans de curieux terriers, soigneusement clos d’un opercule de soie. Un opercule de verre. Un miroir.

Le sol s’ébranla sous ses pieds et l’entraîna en avant. Il n’avait aucun moyen de déterminer à quelle vitesse il se déplaçait. Il savait seulement qu’il allait là où il voulait aller. Depuis deux cents ans.

Il émergea brusquement dans la lumière. Elle semblait émaner des murs d’un couloir qui se prolongeait à perte de vue, et qui devait s’enfoncer dans la masse colossale du palais.

Le chemin mouvant qui l’entraînait s’arrêta. Il fallait qu’il continuât à pied. Les constructeurs du palais n’avaient pas souhaité que les machines l’équipassent entièrement. Ils savaient que dans certaines circonstances les machines peuvent devenir dangereuses. Algan examina les parois. Elles étaient finement polies dans une matière dure et froide, blanche. Il était seulement en train de franchir les vraies murailles du palais, se dit-il.

Des murailles épaisses de centaines de mètres.

Le palais était une véritable forteresse stellaire. Ses constructeurs avaient eu dans l’esprit l’image de la guerre. Ils avaient pensé aux hommes, mais peut-être aussi à d’autres adversaires, venus des étoiles ceux-là, et inconcevablement puissants.

Jerg Algan sourit. Il représentait à lui tout seul une armée d’invasion, et il était sûr de l’emporter.

Les constructeurs du palais avaient entendu raconter dans leur enfance trop d’histoires parlant de flottes sidérales envahissant une planète, ou d’armes fantastiques, de bombes capables de détruire la moitié d’une planète. Mais jamais ils n’avaient pensé à l’attaque d’un homme seul.

Il avança plus rapidement, et le bruit de ses pas sur le sol dur résonna de façon plus aiguë. Il lui semblait parfois que le choc net de ses talons provenait d’un endroit situé en avant de lui comme si un marcheur invisible l’eût précédé. La lumière changea lentement de teinte. De blanche, elle devint cendrée. Et les murs eux-mêmes se nuancèrent de gris. Il se souvint de certains ciels qu’il avait admirés, au centre de la Galaxie, de certains firmaments pleins d’étoiles, qui présentaient cette même teinte cendrée, cette même couleur de feu depuis longtemps éteint, mais conservant, pour longtemps encore toute l’intensité, toute la magie calme des flammes.

Il pénétra enfin dans une série de salles plus vastes et il comprit qu’il avait franchi les murs du palais. Sans doute, le palais comportait-il d’autres entrées, plus simples, mais celle-ci avait été bâtie pour impressionner les visiteurs éventuels, quels qu’ils fussent.

Une double rangée d’immenses piliers triangulaires supportait une voûte arrondie. Le sol amortissait le bruit de ses pas, et il lui semblait s’enfoncer dans le silence.

Il se souvint d’avoir lu, en des livres anciens, jadis, sur la Terre, des descriptions de bâtiments semblables à ces salles, résultats d’une architecture morte. Cela atteignait presque à la grandeur des citadelles noires. En certains domaines, pensa-t-il, les hommes avaient presque rejoint les Maîtres, mais ce qui représentait pour les hommes un effort démesuré n’était pour les Maîtres qu’un jeu sans signification.

Il arriva soudain dans une salle sans issue. Elle était plus petite que celles qu’il venait de traverser, et vide. Il regarda autour de lui sans déceler dans les parois aucune trace d’ouverture. Puis il remarqua un cercle gravé sur le sol au centre de la salle.

A peine eut-il pesé les deux pieds dessus, que selon son attente, le cercle se déroba et qu’il tomba dans l’obscurité.

Il tombait lentement, sans ressentir l’impression désagréable qui accompagne une chute même lorsqu’on est habitué à se déplacer dans un espace dépourvu de gravité. Il se demanda quelle profondeur pouvait avoir le puits. Il essaya d’atteindre les parois en allongeant les bras, mais il n’y parvint pas.

Etait-il, se demanda-t-il, le premier homme à emprunter ce passage ? Brusquement il sentit de nouveau le contact du sol sous ses pieds. Il avança précautionneusement. Une raie lumineuse se découpa dans une paroi noire en face de lui. Elle s’élargit rapidement, et, les yeux clignotants, il vit une grande salle aux murs nus, pleine d’une lumière cendrée.