Les battements de son cœur s’accélérèrent. Il vit au milieu de la salle une grande table ronde de cristal. Et huit hommes entouraient la table, et semblaient vêtus d’argent. Il s’avança vers eux et les examina. C’étaient d’étranges visages, lourds d’une incompréhensible lassitude.
Ils demeuraient muets et le regardaient.
Ses yeux se posèrent sur l’un d’entre eux et une nuée de souvenirs lui revint à l’esprit. Il ne pouvait pas croire ce qu’il voyait. Il connaissait pourtant ces yeux noirs et profondément enfoncés dans leurs orbites, ces traits intelligents et quelque peu amers.
Il ouvrit la bouche pour parler.
XI
L’échiquier des étoiles
— Nogaro, cria-t-il.
— Je vous attendais, Jerg Algan, dit Nogaro.
Algan avança vers la table. Il fixa un homme aux cheveux roux et aux yeux brillants comme des rubis, et l’homme sourit.
Ainsi, songea Algan, c’étaient là les hommes qui dominaient la Galaxie humaine. Il se demanda ce qu’étaient devenus les Marchands d’Ulcinor. Les Maîtres lui avaient dit de les négliger. Puis son regard se posa de nouveau sur Nogaro. Une seule solution était concevable. Nogaro était immortel. Tous ces hommes étaient immortels. C’était pourquoi ils dominaient la Galaxie. Les Marchands d’Ulcinor avaient imaginé une autre sorte de continuité dans le temps, fondée sur les voyages à la vitesse de la lumière et sur les distorsions temporelles, mais ces hommes-ci étaient pleinement et authentiquement immortels.
Presque aussi puissants que les Maîtres, pensa-t-il. Puis cette idée s’envola. Rien n’était comparable à la puissance des Maîtres. Il se rappela certains faits qui l’avaient surpris, autrefois, dans le comportement de Nogaro et dans l’influence qui était attachée à son nom. Il comprenait maintenant.
— Ainsi vous êtes immortel, dit l’un des hommes en se penchant vers lui.
— Tout comme vous, Nogaro, dit Algan. Cela explique beaucoup de choses.
— Beaucoup plus de choses que vous ne pensez, Algan, dit Nogaro. Cela explique la stabilité de cette civilisation, la première qui ait résisté aux pires convulsions de l’Histoire. Nous sommes quelque chose, Algan, comme les cellules cérébrales d’un individu, quelque chose qui vit aussi longtemps que cet individu, aussi longtemps que cette société. Et nous sommes bien cachés, Algan, tout comme le cerveau d’un homme est bien caché à l’intérieur de son crâne. Mais vous nous avez trouvés, finalement, Algan.
— Après un long détour, dit-il.
— Quel besoin éprouvez-vous de lui expliquer tout cela, Nogaro, dit Olryge. Interrogez-le plutôt. Je suppose qu’il ne nous a pas cherchés pour entendre raconter notre histoire.
— Il n’est peut-être pas inutile qu’il la connaisse, dit Nogaro.
— Et vous avez caché votre immortalité pendant tout ce temps ! dit Algan.
Il sentit une sorte de rancœur l’envahir. La haine qu’il avait longtemps portée en lui se dilua en quelque chose de plus vague et de plus froid.
— Ainsi vous avez réussi ? demanda Nogaro.
— Oui, dit Algan.
— Vous avez atteint le centre de la Galaxie ?
— Je l’ai atteint, dit-il. Il vit les huit visages se tendre vers lui et une sorte de nausée l’envahit. Sa gorge se dessécha.
— Et vous êtes revenu. Après deux cents ans. Pourquoi ?
— J’ai un message à vous transmettre, dit-il.
Il n’aimait pas sentir sur sa peau le contact de ces regards ! Durant ces longues années, il avait oublié les hommes et, maintenant, il les retrouvait, face à face, sans plaisir.
— De la part de qui ? dit Nogaro.
— J’ai le temps, dit-il. Nous avons tous le temps. Vous saurez tout.
— N’essayez pas de nous jouer, dit Albrand. Vous avez accompli une longue et périlleuse mission. Nous vous en serons reconnaissants. Mais n’essayez pas de nous jouer.
Algan se mit à rire.
— Je n’essayerai pas, dit-il d’une voix rauque.
— Vous êtes transformé, Algan, dit Nogaro. Que vous est-il arrivé ?
— Oui, je suis transformé, dit Algan. Je suis immortel, maintenant. Mais vous ne vous en inquiétiez guère lorsque je suis parti. Vous ne vous souciiez guère alors des transformations que je pourrais subir. Vous vous êtes servi de moi, n’est-ce pas ?
— Je n’avais pas le choix. Vous avez accepté.
— Je ne vous en veux pas. Je ne vous reproche rien. Autrefois peut-être, je vous en aurais voulu. Mais plus maintenant. Je vous en suis même reconnaissant. D’une façon que vous ne pouvez pas comprendre.
— Je crois que je comprends, Algan, dit Nogaro. Moi aussi, j’ai vécu longtemps. Et j’étais et je suis encore votre ami.
— Ça n’a plus beaucoup d’importance, maintenant. Les choses vont changer, vous savez.
— L’Immortalité, dit Olryge.
Algan le regarda drôlement.
— L’Immortalité et bien d’autres choses.
— Comment avez-vous fait pour vous déplacer dans l’espace ? dit Olryge. Vous aviez un astronef, n’est-ce pas ? Un astronef plus rapide que les nôtres ? Il a échappé à tous nos détecteurs.
— Je n’avais pas d’astronef, dit Algan. Et vous saurez comment j’ai fait. Ne vous inquiétez pas. Je suis venu pour vous le dire.
Il fit une pause.
— A vous et à tous les autres hommes.
Il y eut un silence. Les huit immortels se regardèrent.
— La Galaxie humaine va s’effondrer, si vous le faites, dit Stello. L’avez-vous bien compris ?
Algan hocha affirmativement la tête.
— Ne croyez pas que nous allons vous laisser faire, dit Olryge. Ne croyez pas que vous avez gagné la partie, même si vous êtes immortel.
— Pensez-vous que je le fasse pour mon compte personnel ? demanda Algan. Croyez-vous que mon existence ait la moindre importance dans ce qui va se dérouler ? Je suis simplement venu vous avertir. Rien de plus. Amicalement.
— C’est un ultimatum ? demanda Voltan.
— Ai-je posé des conditions ?
— Ainsi les légendes disaient vrai ? dit Nogaro.
— Elles n’étaient pas inexactes, répondit Algan. Elles étaient seulement très incomplètes.
— L’échiquier ?
— Vous saurez, dit Algan. Vous saurez tout. Vous dominerez l’échiquier comme je l’ai fait. C’est ce que je suis venu vous apporter. A vous et à tous les hommes.
— Les hommes ne sont pas mûrs, dit Luran. Le jour où ils seront mûrs, nous leur donnerons l’immortalité.
— Pour quoi faire ? L’Immortalité et l’échiquier n’ont pas d’importance. Ce qui a de l’importance, c’est ce que je vais vous dire.
— Nous vous écoutons.
— Cela peut attendre. N’avez-vous pas de questions à me poser ? Des questions importantes ?
Ils se regardèrent de nouveau. Algan pouvait lire une vague crainte au fond de leurs yeux.
— Ainsi, il existe une forme de vie au centre de la Galaxie, dit Nogaro.
— Oui, dit Algan.
— Et une civilisation ?
— Oui.
— Plus évoluée que la nôtre ?
— Cela dépend du sens que vous donnez au terme de civilisation, et au terme de vie. La vie et la civilisation signifient pour vous des formes d’organisation qui s’inscrivent dans l’espace et qui changent au long du temps selon des directions autodéterminées. Mais ce qui existe là-bas est très différent de ce que vous pouvez imaginer.
— Ils sont… hostiles ?
— Vous voulez dire hostiles à l’égard des humains. Pourquoi le seraient-ils ? Pourquoi m’auraient-ils alors envoyé parmi vous ?
Olryge se leva et se pencha vers Algan ; s’appuyant des deux mains sur la table de cristal.