— Vous êtes un ennemi, dit-il. Vous étiez un humain, autrefois. Mais ils vous ont transformé. Vous n’êtes plus qu’une coque vide habitée par un être étranger. Vous vous êtes glissé parmi nous pour nous détruire. Mais nous ne nous laisserons pas faire.
Il glissa sa main droite dans une fente de son costume et en tira un mince stylet étincelant qu’il brandit vers Algan. Un faisceau doré jaillit de la pointe de l’instrument et caressa la poitrine d’Algan.
— Non, dit Algan. Ceux qui m’ont envoyé m’ont prémuni contre cette sorte d’attaque. Vous ne pouvez rien contre moi. Je pourrais au contraire vous arracher votre arme et la retourner contre vous. Je vous croyais plus intelligent. Je pensais que les années vous avaient apporté plus d’expérience. Vous êtes détraqué. Mais n’ayez crainte. Nous vous guérirons.
— Peut-être pourriez-vous maintenant nous exposer le but de votre retour ? dit Stello.
— Peut-être le pourrais-je en effet, dit Algan. Mais je me demande si vous êtes prêts à m’entendre. Je voudrais vous dire auparavant ce que j’ai fait ; j’ai contemplé l’espace, les yeux nus, j’ai fixé les étoiles dans tout leur éclat, la Galaxie dans toute son étendue et dans toute sa splendeur, j’ai sondé des profondeurs dont vous n’avez pas idée, j’ai écouté le chant de l’hydrogène, j’ai vu la lumière et le temps couler autour de moi comme les vagues d’un fleuve illimité. Et tout cela vous appartient aussi. Lorsque j’ai vécu cela, j’ai compris que c’était ce pour quoi l’homme est fait, et qu’il n’est pas né pour vivre dans les sombres tanières qu’il édifie à la surface de planètes fangeuses, ou pour se retrancher dans des astronefs d’acier et de verre, épouvanté, terrorisé à l’idée de l’univers qui l’environne ; j’ai compris qu’il devait conquérir l’univers, mais les mains vides, et non pas pour son propre compte.
— Pour le compte de qui, alors ? cria Olryge.
— Vous le saurez plus tard, dit Algan. Et tout cela, que j’ai vu ou que j’ai vécu, vous appartiendra aussi. Mais, pour l’obtenir, il faut connaître un certain nombre de choses.
Il vit leurs mains trembler sur la surface de cristal de la table. Il vit leurs traits se tendre et leurs yeux briller.
— La première partie de mon message, dit-il, est simple et tient en peu de mots. Mais je crains qu’il ne vous faille longtemps pour l’admettre.
Il recula d’un pas et respira profondément. Il sentit l’air emplir les plus profondes cavités de ses poumons. Une sorte de tristesse tranquille l’envahit.
— Une seule phrase, poursuivit-il. Les hommes sont des robots.
Il entendit Nogaro murmurer :
— Je le savais. J’ai toujours pensé à quelque chose de semblable.
— Et ceux qui vous envoient sont nos… constructeurs, dit Stello avec difficulté.
— Si vous voulez, dit Algan. Imaginez une race qui ne pense pas en termes d’années, ni de siècles, ni même de millénaires, mais en termes de millions d’années, pour qui la naissance, la vie et la mort d’une étoile représentent une durée comparable à celle d’un individu pour les humains. Imaginez que sa conscience se trouve ramassée au centre de la Galaxie. Imaginez qu’elle désire s’étendre et occuper les espaces qui l’entourent… non, ce n’est pas cela… imaginez plutôt qu’elle veuille tendre une toile de vie, une toile de chaleur et d’intelligence dans ce vide qui l’environne, qu’elle désire faire se rejoindre ces points lointains qui brillent dans le noir, qu’elle souhaite accomplir ce que nous avons nommé la conquête de l’espace. Il se pourrait qu’elle utilise des astronefs comme les vôtres, mais il se pourrait aussi qu’elle utilise d’autres voies, plus conformes à sa conception de l’espace et du temps, qu’elle décide de se servir de Machines qui lui permettront de franchir l’espace, qui accompliront pour elle les calculs compliqués qu’une telle translation nécessite.
» Imaginez donc qu’elle conçoive un plan, étendu sur des millions d’années et destiné à lui assurer l’empire de toute une Galaxie, qu’elle le réalise lentement, mais sûrement, avec une sorte de minutie paisible qui néglige l’écoulement des années, qu’elle se déplace lentement et lourdement à travers l’espace afin de mettre en place les morceaux du puzzle, un peu comme les hommes ont semé un peu partout dans le vide des fragments de leur civilisation pour reconstituer à la longue un ensemble qui se nommait la Galaxie humaine.
» Imaginez donc que, dans un passé très reculé, cette race ait décidé de construire des Machines, et que, pour ce faire, elle ait semé sur des dizaines de mondes, sur des milliers de mondes, peut-être sur des millions de mondes, de la vie, et les conditions propres au développement de cette vie, et d’autres choses encore qui se révéleront nécessaires par la suite. Et qu’elle ait attendu, un temps très court, à son échelle, mais extrêmement long selon les unités des hommes, que ces éprouvettes disséminées à travers le vide, se mettent à bouillonner. Imaginez donc que cette race ait surveillé le développement de foyers de vie, tout autour du centre de cette Galaxie qu’elle occupait, qu’elle ait vu toutes sortes de règnes se succéder les uns aux autres, selon la logique implacable du plan, qu’elle ait contemplé de nombreux échecs, dus à d’infinitésimales variations des conditions tout d’abord élaborées, mais qu’elle ait constaté que, somme toute, le plan se déroulait normalement. Imaginez qu’au sein de ces multiples éprouvettes, la vie que nous connaissons se soit développée, que les multicellulaires l’aient emporté sur les protozoaires, que les animaux soient nés des végétaux, que les mammifères aient succédé aux grands sauriens, en une chaîne de plus en plus complexe, de plus en plus délicate, de maillons s’acheminant vers la Machine destinée à assurer l’empire de l’espace à la race des Créateurs. Imaginez que l’homme soit un jour apparu, non pas seulement en cet endroit précis de la Galaxie, mais en des milliers d’autres points, peut-être en des millions, et que toute cette interminable histoire ne se soit pas déroulée en beaucoup plus d’une seconde pour cette race, peut-être en beaucoup moins de temps que n’en représente une seconde pour un humain normal.
» Imaginez que les hommes à leur tour aient progressé, de plus en plus vite, selon la logique du plan qui accélérait constamment le déroulement de la chaîne au long du temps, qui faisait chaque étape plus courte que celle qui l’avait précédée ; qu’ils aient conquis, maladroitement, avec les faibles moyens dont ils disposaient l’espace qui les entourait, d’abord sur le monde qui les portait, puis au-delà de ce monde ; qu’ils se soient emparés ici et là de fractions entières de la Galaxie, mais en ignorant toujours ce qu’ils étaient en réalité et pourquoi ils existaient, en ignorant qu’au-delà d’immenses abîmes d’espaces, d’autres éprouvettes avaient donné des résultats très proches de ce qu’ils étaient eux-mêmes. Alors le plan tire à sa fin. Car les abîmes d’espaces qui séparent les différents empires humains s’amenuisent d’année en année, au point qu’il ne subsiste plus bientôt que de minces pellicules d’inconnu qu’une expédition peut percer un jour, par hasard, ou encore parce que les hommes s’inquiètent d’atteindre les régions mêmes d’où est parti l’effort des Créateurs, les régions centrales de la Galaxie. Un beau jour, un homme, une Machine, un robot atteint ces régions et le plan est arrivé à son terme. L’immense organisation bâtie dans l’espace par cette race va pouvoir commencer à fonctionner. Les distances vont être abolies. Et les humains vont trouver leur véritable sens.
» Mais l’accepteront-ils ? là est la question. Car des variations infinitésimales dans le déroulement du plan ont pu amener les hommes à oublier certaines données, à en négliger d’autres, à bâtir une civilisation désordonnée, mais autonome.