» Les hommes sont des Machines, mais des Machines quelque peu détraquées. Il va falloir les réparer, il va falloir leur apprendre ce qu’ils ont oublié, il va falloir leur donner cette immortalité dont ils ont besoin pour résoudre les problèmes posés à cette race très ancienne par l’immensité de l’espace.
» Et par une étrange ironie du sort, ou du plan, ces hommes ont été amenés à construire pour la résolution de leurs propres problèmes des Machines, très inférieures à celles bâties en des millions d’années par les Créateurs, mais d’une puissance et d’une intelligence nullement négligeables. Grâce à ces Machines, ils ont pu trouver la clef de nombreux problèmes. Sauf d’un.
» Qui ils étaient et d’où ils venaient et pourquoi ils se révélaient toujours, en dernière analyse, malheureux et inadaptés, pourquoi ils souhaitaient perpétuellement sauter d’un monde à l’autre, abandonner hier pour atteindre demain ?
» Mais il suffit qu’un jour l’un d’entre eux atteigne les régions que dominent les Maîtres pour que tout rentre dans l’ordre, pour qu’après un bref détour le plan s’achève. Les hommes vont pouvoir résoudre les problèmes pour lesquels ils sont faits et ils vont ainsi échapper à la névrose.
» De quel genre de problème s’agit-il. D’un problème pour lequel ils sont particulièrement bien équipés. D’un problème que toutes leurs civilisations ont appris à maîtriser plus ou moins parfaitement. D’un problème qui paraissait gratuit bien qu’il allât en réalité au fond des choses.
Algan fit une pause.
— Du jeu d’échecs, dit-il. Bien entendu, poursuivit-il, les hommes ne sont pas seulement équipés pour résoudre des problèmes d’échecs. Il faut aussi qu’ils survivent en tant qu’individus et en tant qu’espèce. Ils sont construits pour se maintenir en bon état et pour se multiplier. Ce sont des Machines presque parfaites. Vous pouvez admirer l’ingéniosité des Créateurs. Ils auraient pu imaginer des Machines qui fussent plus efficaces dans un domaine donné, qui fussent plus rapides ou moins sujettes à l’erreur, ou plus résistantes. Mais il leur aurait fallu choisir. Ils ont préféré une sorte de synthèse, une Machine qui fût capable d’exister par elle-même, indépendamment du problème précis qui devait lui être posé, qui fût capable de se déplacer, de se réparer à l’intérieur de certaines limites. Chez certains, les fonctions secondaires l’ont emporté sur le but primordial impliqué par le plan, mais tous peuvent à des degrés divers jouer aux échecs. Il suffira, pour que les Maîtres puissent utiliser les hommes, qu’ils choisissent les plus doués et qu’ils entraînent ou rejettent les autres. Selon des normes que les hommes ont eux-mêmes utilisées lors de la fabrication de leurs petites créations.
» Du reste ces fonctions endormies chez l’homme, qui ne les utilisait pratiquement pas, peuvent être réveillées par certaines drogues. Le zotl, par exemple.
» Le plan, vieux de millions d’années et qui est en train de s’achever, reposait sur trois éléments. Sur certaines notions physiques qui permettent de se déplacer dans l’espace et que symbolise le jeu d’échecs avec ses soixante-quatre cases et ses milliards de possibilités. Sur l’homme, qui permet de résoudre les problèmes posés par la translation dans l’espace, problèmes purement mécaniques que la race qui peuple le centre de la Galaxie préfère laisser à d’autres. Et enfin sur le zotl, cette drogue étrange qui est aussi nécessaire aux nouvelles fonctions de l’homme que l’air ou la nourriture le sont à ses fonctions vitales. Par une admirable économie de moyens, les Maîtres ont fait en sorte que l’homme et le zotl sortent de la même éprouvette, ou d’éprouvettes proches, que nous appelons la vie. D’autre part, le zotl permit aux Maîtres de contrôler la conquête de leurs nouvelles fonctions par les hommes. Ils le placèrent sur d’autres mondes que ceux sur lesquels les hommes naquirent. Ceci afin d’éviter que les hommes ne découvrent trop tôt le secret de leur origine et des déplacements dans l’espace. Les Maîtres voulaient attendre que l’homme fût prêt, qu’il eût bâti une civilisation de l’espace, comme la vôtre. Alors seulement, il pourrait découvrir le zotl et se servir de ses qualités.
» Quant au jeu d’échecs, c’est un symbole. J’ai découvert, moi-même, qu’à la résolution d’un certain problème d’échecs sur ces échiquiers fort anciens qui circulent dans la Galaxie humaine, correspondait un déplacement dans l’espace. Mais il ne s’agit pas d’un procédé magique. L’homme contient les mécanismes qui lui permettent de se déplacer entre les étoiles, mais il lui faut les déclencher. Les cases du jeu d’échecs représentent un certain nombre de coordonnées nécessaires. Huit cases représentent par exemple huit dimensions. La solution d’un problème d’échecs correspond à la solution d’un problème d’itinéraire dans l’espace, et, dès que l’itinéraire est déterminé, le corps humain, ce navire stellaire le plus parfait qui soit, plonge entre les mondes selon des trajectoires presque nulles à une vitesse immense. Il n’y a rien là que nous ne puissions comprendre. Les Maîtres utilisèrent ces mêmes notions que nous découvrîmes longtemps après et selon lesquelles fonctionnent nos navires. Mais ils les employèrent presque à la perfection.
» Ils bâtirent, il y a de cela des millions d’années, d’immenses citadelles noires qui sont l’équivalent colossal de nos ports stellaires. Ils disséminèrent dans la Galaxie des échiquiers préparés. Puis ils attendirent. Jusqu’à aujourd’hui. Et aujourd’hui, le plan est presque achevé. Les Maîtres vont pouvoir se déplacer dans l’espace, explorer les plus lointaines frontières du vide. Leur toile est tendue entre les étoiles. Et les humains vont bondir pour eux d’un point à l’autre de l’univers.
— C’est inhumain, dit Stello d’une voix changée.
— Je n’en suis pas sûr, dit Jerg Algan. Croyez-vous qu’il soit plus humain de réserver l’immortalité à un petit nombre de privilégiés ? Croyez-vous qu’il soit humain d’assurer la solidité de son empire sur des hommes recrutés par la force ? Croyez-vous qu’il soit humain de périr misérablement au fond des marais empoisonnés d’une planète perdue sous le prétexte d’agrandir la Galaxie humaine ? Je crois au contraire que nous allons devenir réellement humains, que nous allons accomplir enfin ce pour quoi nous sommes faits. Nous sommes tous des hommes de l’espace, mais, jusqu’ici, nous n’avions fait que guerroyer contre lui. Demain nous le posséderons réellement.
— Nous ne serons plus nos maîtres, cria Olryge.
— L’avez-vous jamais été, dit Algan, ailleurs que dans vos rêves ? Ou l’étiez-vous parce que votre pouvoir s’appesantissait sur des millions d’hommes ?
Ils se turent. Le regard de Nogaro erra sur les parois de la salle. Des milliers de noms, songea-t-il. Des milliers de noms d’immortels, une chaîne maintenant brisée. Faut-il le regretter ?
— L’échiquier des étoiles, dit-il. Les citadelles noires. Ainsi tout était vrai.
— Tout était vrai, répondit Algan. Il y a, enfouie dans la masse de cette planète, à quelques centaines de mètres sous vos pieds, l’une de ces citadelles, ensevelie sous d’épaisses couches de limon et d’alluvions. Vous auriez pu la découvrir par hasard. Mais fut-ce un hasard que vous ne l’ayez point fait ? Fut-ce un hasard que le sol de la grande salle de la Machine ait reproduit exactement le dessin de l’échiquier ? Fut-ce un autre hasard que vous m’ayez envoyé en expédition vers le centre de la Galaxie, et que l’un des marchands m’ait remis un échiquier ancien ? Parfois je me le demande. Les Maîtres ne me l’ont pas dit.
— Un immense réseau de citadelles, souffla Nogaro comme dans un rêve. Et toute notre conquête en pure perte. Tous ces millions d’hommes morts en vain. Un énorme gâchis. Toute cette valeur que nous nous attribuions.