— Taisez-vous, dit Algan, taisez-vous !
Ces années sonnaient à ses oreilles comme autant de grains de sable frappant la mince paroi de verre d’un sablier. Cela n’avait pas de sens. Mille ans. Les glaciers pouvaient s’étendre, et les océans monter ou s’assécher. Les gens qu’il connaissait sur la Terre seraient morts. Sur les mondes nouveaux, chacun vivait en solitaire, travaillait, faisait du commerce selon son temps propre. Les navires emportaient et remportaient le flux et le reflux des ans. Sur les planètes puritaines, le mariage était interdit par la loi, à cause de ses conséquences immorales ; un mois de voyage rendait le fils plus âgé que le père.
Et c’était logique. Les hommes étaient lancés comme de la poussière à la face des étoiles. Si faibles, si seuls.
Mais lui, Algan, était le produit de la vieille Terre. Cela ne pouvait pas lui arriver. Il ne pourrait jamais admettre cela. L’univers était pour lui une sphère limitée, et un horizon courbe, et des amitiés durant toute une vie, une vieille maison de famille, et la terre des ancêtres.
— Attitude rétrograde, bestiale, disaient les gens des planètes puritaines, avec un rictus de dégoût.
Peut-être. Peut-être avaient-ils raison. Peut-être l’homme devait-il changer. S’élargir à la dimension de son nouvel habitat, la Galaxie, à peine exploré en cinq siècles d’histoire de l’espace.
Mais cela c’était le futur. Et comme tous les habitants des vieilles villes, comme le peuple entier et méprisé de la Terre, Algan se sentait l’homme du Passé.
— Je n’aime pas les méthodes du gouvernement, disait doucement Tial. Mais j’estime qu’elles sont bonnes, en une certaine façon. Je suis, moi aussi, un homme du Passé, à ma manière, différente de la vôtre, car je ne suis pas né sur cette planète. J’essaie de vous comprendre. Je sais qu’après moi viendront d’autres hommes qui traiteront plus durement les gens des vieilles villes, qui ne comprendront plus rien de ce qu’était la gloire de la Terre. Je voudrais que vous le sachiez. Les gens comme vous sont condamnés, Jerg. Pour mille ans au moins. Mille années de ce monde. Lorsque vous reviendrez, il n’y aura plus personne ici qui puisse vous comprendre. Mais peut-être certaines des planètes nouvelles auront-elles une histoire alors ? Une histoire différente, plus lente, plus pacifique peut-être que celle de la Terre, mais une histoire tout de même. Nous sommes si peu encore dans l’espace. Il y a dans la Galaxie plus de mondes habitables qu’il n’existe d’hommes. Notre empire est fragile. C’est pourquoi nous sommes obligés d’envoyer au loin même ceux qui ne désirent pas quitter leur monde. Nous ne sommes qu’une solution terriblement diluée dans le vide. Il faut comprendre, Jerg.
« J’ai mille ans pour détruire tout cela, pensait Algan. Mille ans ou dix ans. C’est la même chose. »
Une longue vibration ébranla le port. Une nef décollait sur les piliers de feu jaillissant des tuyères. Le ciel parut s’assombrir lorsqu’elle monta majestueusement dans l’atmosphère. Lorsqu’elle atteindrait une altitude de mille kilomètres, dans le vide presque absolu, ses réacteurs s’éteindraient et son propulseur nucléaire entrerait en action. Elle accélérerait jusqu’à atteindre presque la vitesse de la lumière – et le temps s’endormirait pour ses passagers –, puis elle sauterait dans un espace latéral, et là, inerte, durant le long sommeil de son équipage, elle dériverait, en dehors du temps, emportée par l’un des grands courants de l’univers, vers son objectif lointain et peut-être encore inexploré.
— Je vous souhaite un bon voyage, Algan, dit Jor Tial.
— Merci, dit froidement Algan. Mais il ne chercha pas le regard de Tial. Ses yeux fouillaient le ciel.
II
Le port stellaire
L’univers était sillonné d’autant de fils invisibles qu’il était de trajectoires concevables pour un navire. Ces fils formaient comme une toile. Chacun des nœuds de cette toile était un monde, un port. Et le plus ancien de tous ces nœuds stellaires, celui d’où étaient partis les premiers navires en quête de mondes inimaginables, était le port de Dark. Ç’avait été comme une explosion de spores en ces temps héroïques. Avec les siècles, l’expansion s’était ralentie. Non que tous les mondes fussent explorés ou que tous les mondes explorés fussent peuplés, mais parce que les hommes se faisaient rares. Des systèmes entiers n’étaient peuplés que de quelques familles. Les planètes les plus peuplées ne comptaient pas cent millions d’habitants, quoiqu’il existât dans la Galaxie plusieurs villes de plus de cinquante millions d’hommes.
C’était un temps fait de paradoxes. Celui de ces villes énormes et de ces planètes désertes n’était pas l’un des moindres. Mais l’activité même d’un port, de par sa dimension, exigeait la présence d’un toujours plus grand nombre d’hommes. Les Machines avaient constitué une ébauche de solution. Dans les temps héroïques, alors que pour un marin à bord d’une nef stellaire, il fallait dix mille hommes à terre pour entretenir et réparer les agencements du port, l’histoire avait connu des villes de cent millions d’habitants, s’étalant sur la face entière d’un continent. Mais les Machines avaient permis d’envoyer la plus grande partie des habitants des villes à la conquête des mondes neufs. Les plus anciennes villes, comme Dark sur la Terre, Tugar sur Mars, Olnir sur Tetla n’étaient que les ombres des capitales colossales qu’elles avaient été jadis. Ç’avait été, et c’était encore, mais sur des marches plus lointaines, un temps de conquête et de splendeur. Un homme pouvait y être son propre maître, mais sa vie ne pesait pas lourd.
Il arrivait qu’une région stellaire entière se tût. L’on ne savait parfois qu’avec un siècle de retard ce qu’étaient devenus ses habitants. Ils avaient parfois disparu et la planète était classée dangereuse. Parfois, ils avaient seulement abandonné toute civilisation technique et avaient négligé de faire fonctionner la transradio. Les sociologues étudiaient avec une vive attention ces néo-primitifs lorsque leur attention n’était pas retenue ailleurs par la multiplicité des mondes et des sociétés qui s’édifiaient, vivaient et mouraient.
L’humanité essaimait dans l’espace, mais elle s’égarait aussi dans le Temps. Les planètes elles-mêmes ne voyaient pas le temps s’écouler à la même vitesse selon que leurs masses ou les vitesses avec lesquelles elles parcouraient leurs orbes différaient, ou selon qu’elles se trouvaient plus ou moins loin du centre de la Galaxie. Et la partie des voyages spatiaux qui s’effectuait à la vitesse de la lumière tendait d’étranges pièges chronologiques aux voyageurs. L’Histoire en tant que déroulement continu n’avait plus de sens. Durant ces cinq siècles de conquête, mesurés en temps de la Terre, l’Histoire avait été une sorte de matière fibreuse dans laquelle il était malaisé de discerner la cause et l’effet. Les guerres avaient perdu tout sens. Le gouvernement central n’était plus guère qu’un symbole d’unité qu’évoquait chaque pouvoir local. Mais ce gouvernement central, installé sur une planète géante dans la région de Bételgeuse, était un symbole efficace et durable aussi bien dans l’espace que dans le temps. Il semblait que les rayons de l’immense étoile rouge, visible d’un bout à l’autre de la Galaxie humaine, portassent au loin les volontés de l’autorité centrale. Bien que la planète du gouvernement ne tournât point autour de la géante rouge, mais autour d’une étoile mineure, toute proche, spatialement parlant, les siècles avaient consacré la confusion ; c’était vers Bételgeuse que se tournaient les regards craintifs ou étonnés de ceux qui redoutaient ou admiraient le centre de la plus vaste civilisation humaine. C’était le nom de Bételgeuse qu’on se chuchotait, comme si l’éclat de l’étoile avait témoigné de la puissance de ses voisins.