Si des cultures et des civilisations originales avaient pu s’édifier sur chaque planète, le gouvernement central n’aurait pu, cependant, durer ni maintenir son influence.
Mais cette distorsion dans le temps de toutes les sociétés humaines, qui dépendaient des voyages intersidéraux, avait empêché la naissance de particularismes. Il existait au travers de toute la Galaxie, une sorte de fidélité traditionnelle au gouvernement central de Bételgeuse parce que sa pérennité en faisait la seule chose dont on pût être sûr dans ces temps de permanente dislocation.
Le gouvernement central envoyait ses fonctionnaires, ses chercheurs et ses pionniers dans tous les mondes connus de la Galaxie. Lorsqu’ils revenaient, porteurs de résultats vieux de plusieurs siècles, les hommes qui décidaient du sort de la Galaxie, sur Bételgeuse, avaient changé. Les noms de ceux qui avaient décidé de leur départ étaient même le plus souvent oubliés. Mais cela importait peu. Les archives et les résultats s’entassaient dans les mémoires géantes des ordinateurs de Bételgeuse, et les plans s’édifiaient, minutieusement, destinés à s’exécuter cinq cents ans plus tard dans un secteur lointain de la Galaxie.
Car le problème de l’Homme, pour survivre au sein de la Galaxie, était de la connaître. Le risque était de négliger les dangers. Il était nécessaire de s’y habituer, mais sans jamais les oublier. Les premiers explorateurs étaient morts dans des proportions effrayantes soit parce qu’ils n’avaient rien vu de ce qui les menaçait, soit parce qu’ils avaient été trop affolés pour réagir. La tâche du gouvernement central était de mettre sur pied un entraînement qui pût assurer la survie du plus grand nombre des pionniers.
Algan crut qu’il ne survivrait pas à l’entraînement. Avant même d’avoir quitté le port, tandis qu’il peinait dans les profondeurs des immenses caves, il pensait qu’il ne reverrait jamais Dark. Mais les biologistes et les psychologues avaient soigneusement composé leurs programmes et les avaient fixés à la limite de la résistance humaine. L’espace lui-même s’inquiète peu de cette limite.
Les épreuves portaient à la fois sur la résistance physique et mentale des sujets.
La première fois qu’Algan fut ficelé dans le grand fauteuil, il commença par plaisanter. Puis, vers la troisième minute, il se mit à hurler :
— Laissez-moi sortir d’ici. Arrêtez votre mécanique.
Mais ils n’en firent rien, tandis qu’il les couvrait d’injures. Ils savaient ce qu’Algan éprouvait, car ils étaient passés eux aussi par le grand fauteuil. Ils savaient aussi que c’était pour Algan la seule chance d’échapper à la folie lorsqu’il se trouverait placé dans certaines conditions. Ils savaient enfin qu’Algan, plus tard, considérerait ces mêmes conditions comme extrêmement agréables et reposantes à côté de ce qu’il endurerait. Ils espéraient seulement pour Algan qu’ils ne s’étaient pas trompés lorsqu’ils l’avaient étudié.
Algan avait l’impression de tomber dans un espace infini et obscur où ne brillait pas même une étoile. Il tombait sans fin. Son estomac se tordait. Son cœur s’accélérait selon les ordres qui lui étaient transmis par les électrodes du fauteuil.
Algan hurlait.
— Laissez-moi sortir. Arrêtez.
Il tombait sans fin. Ce n’était qu’une simple chute, mais au sein du néant. Rien qu’il puisse attraper et déchirer dans sa fureur. Il savait, à chaque instant, qu’il allait s’écraser sur un corps immense et sombre qu’il devinait juste au-dessous de lui. Mais la fin de la chute ne venait pas, reculée de seconde en seconde. Il crut qu’il était devenu aveugle.
Vers la quatorzième minute, il s’arrêta de crier parce que sa gorge était trop sèche pour émettre un son. Il savait qu’il venait de franchir les limites de l’univers. Il savait qu’il tomberait maintenant sans fin. Il n’avait plus besoin d’avoir peur, parce que quelque chose de pire que la peur venait de la remplacer dans son crâne.
Vers la seizième minute, il eut l’impression qu’il n’était plus qu’un point. Il essaya de se souvenir du temps où il avait des mains et des jambes mobiles, mais c’était trop ancien et trop incroyable.
Aux alentours de la dix-huitième minute, il crut qu’il était en train de gonfler.
C’était une intolérable sensation que d’être un point en expansion. Il finit par occuper, tout en tombant, un espace infini, dans un grand écartèlement de ses nerfs.
Vers la vingt et unième minute, il sentit qu’il explosait. D’infinies parcelles de lui-même voltigèrent au-delà de tout espace imaginable. Il devint un brouillard infiniment ténu. Son esprit essayait de suivre dans leur course chacune de ces particules et de les retenir, mais il s’y épuisait en vain. Puis il céda lui-même.
Il n’y avait plus rien de cohérent ni d’ordonné en Algan. Il n’était plus que chaos et désordre. Un peu moins d’une demi-heure de chute totale avait eu raison de lui. Il était détruit, désintégré.
Le peu de conscience qui demeurait en ce qui avait été Algan comprit que l’univers était un ensemble hostile. Et cette compréhension lui rendit de la force. Un noyau d’intelligence soutenu par cette ultime connaissance commença à réorganiser des souvenirs épars, une expérience ancienne. Une flamme de haine se mit à brûler dans le cerveau d’Algan. La chute lui apparut soudainement sans importance. Il retrouva lentement le chemin de ses propres nerfs. La haine le forçait à découvrir, profondément enfouies, de nouvelles réserves de force et d’équilibre.
C’était ce qu’avaient voulu les experts. Plusieurs voies conduisaient au même résultat. Certains avaient franchi les épreuves, des siècles plus tôt, avec la seule arme de leur enthousiasme pour de nouveaux mondes.
Chez d’autres, la peur seule avait agi, les forçant à trouver en eux-mêmes de quoi la surmonter.
Mais les chemins de l’ombre avaient conduit Algan en d’autres régions, par d’autres détours. Et, si les experts avaient pu sonder l’esprit de Jerg Algan, peut-être auraient-ils été moins satisfaits.
Car au moment où il atteignit le noyau de son être, la haine s’empara de toute son énergie. Ses nerfs obéirent. Ses glandes déversèrent des produits complexes dans ses veines.
Vers la trente-sixième minute, il se retrouva entièrement, au travers de la haine. Il avait plus appris pendant les cinq dernières minutes à propos de l’homme et de l’univers que pendant ses trente-deux années précédentes de vie.
Il se relaxa. Il cessa de tomber. Il sortit brusquement de la nuit.
Lorsqu’ils accoururent vers lui pour le tirer chancelant du grand fauteuil, ils commirent l’erreur de ne point remarquer dans ses yeux un éclat froid, avant qu’il ne s’évanouît.
Le grand fauteuil constituait l’aboutissement de l’art de l’illusion. Ses électrodes se substituaient au monde réel et pouvaient suggérer n’importe quel univers imaginable, grotesque ou terrifiant. Sur certaines planètes, des versions simplifiées du fauteuil étaient en usage dans les salles de spectacle. Sur d’autres, ou parfois sur les mêmes, le fauteuil servait d’instrument de torture. Dans tous les ports, il était utilisé pour éprouver les pilotes et les pionniers.
Le fauteuil était le résultat de trois siècles de recherches dans le domaine nerveux. Il permettait de contrôler chaque fibre, de faire ou de défaire une multitude de synapses. Il constituait dans le cas de névroses rebelles le seul traitement existant, pourvu toutefois que les malades lui survivent.