Выбрать главу

Le fauteuil était un univers à lui tout seul. La légende racontait que le grand Tulgar lui-même, qui avait construit le premier fauteuil en vérifiant certains principes énoncés dix siècles plus tôt par le génial précurseur Berger, s’était suicidé après avoir essayé son œuvre sans lui avoir trouvé d’autre utilité que celle d’un paradis et d’un enfer potentiels et indissolublement réunis. Mais à peine un siècle plus tard, lorsque la Conquête commença, on se souvint de Tulgar et l’on alla dénicher dans le grenier d’une université le fauteuil qui contenait toutes les merveilles et toutes les terreurs de l’univers.

* * *

Algan apprit à tomber au sein de la nuit la plus obscure et à avoir conscience de l’immensité de l’espace qui l’entourait sans ciller.

La haine était sa bouée de sauvetage. Il ne savait pas au début qui haïr au juste, et sa haine était un sentiment brut, informe, vital. Puis il se mit à détester le port, cet élément étranger imposé à la vieille planète, et à imaginer froidement sa destruction. Mais sa colère froide remonta bientôt vers ceux qui avaient construit le port. Vers la deuxième semaine d’entraînement, alors qu’il avait l’impression d’avoir passé dix ans dans les régions souterraines du port stellaire, il décida de détruire le gouvernement central.

La conquête des étoiles et des mondes étrangers ne signifiait rien pour lui. Il savait seulement qu’on l’arrachait de force à la Terre. Eh bien, il serait le grain de sable qui détraquerait lentement et méthodiquement la grande mécanique humaine jetée à l’assaut des étoiles.

* * *

Lorsqu’il eut appris à maîtriser la nuit et la chute, on le lâcha sur des mondes hostiles ou seulement différents de tout ce qu’il connaissait. Un jour, il descendit en planant vers une immense surface étincelante. Il se retrouva allongé sur le sol, incapable de faire un mouvement. Il savait qu’il devait se lever et marcher, mais il était collé à cette énorme sphère de métal, plus vaste que la Terre, et le ciel noir et lourd, semé d’étoiles, l’écrasait.

Il se redressa péniblement sur les genoux. L’air était sec et froid, si sec et si froid qu’il lui brûlait et lui déchirait les poumons.

Il devait marcher dans une certaine direction, mais il ne pouvait même pas bouger ni faire un pas. La peur l’entourait, le submergeait comme une vague, et il n’y avait rien nulle part qu’il pût craindre. Pas un seul obstacle sur cette plaine qu’il pût observer, terrifié.

La peur était en lui. Il était seul. Jamais il n’avait redouté la solitude. Il avait franchi seul d’énormes distances à la surface des océans et des continents de la Terre. Mais ce n’était pas comparable avec ce qu’il éprouvait ici.

Il sut, comme le voulaient les techniciens qui surveillaient son entraînement, qu’il est mortel de se trouver seul à la surface d’un monde étranger, que seul le groupe survit là où l’individu a toutes les chances de périr.

Mais la leçon ne s’arrêtait pas là. Il fallait, de surcroît, qu’il fût capable de survivre si, par aventure, il ne pouvait compter sur aucune aide lors d’une expédition.

Il se mit à ramper sur la surface glacée. Quelque chose le poussait en avant sans qu’il pût définir en quoi le point de l’horizon vers lequel il se dirigeait était privilégié. Il s’efforça de ralentir son rythme respiratoire. Il se traîna ainsi pendant quelques centaines de mètres. Puis la surface entière de la planète bascula. Il fut précipité en avant, et commença à glisser, de plus en plus vite. Ses mains cherchaient fébrilement une prise à quoi se raccrocher, mais il n’y en avait nulle part. Finalement, il se laissa glisser sur la grande plaine lisse, les mains en avant, prêtes à amortir un choc imprévisible.

Sa chute s’accéléra. Il vit le ciel lentement changer, et la couleur de la plaine s’éclaircir. La surface d’acier poli devint lentement lumineuse. En même temps, sur l’horizon net se levait un énorme soleil rouge.

Il sut qu’il tombait vers ce soleil et que rien ne pourrait le sauver. Le soleil rouge semblait juste collé à l’horizon. Mais, alors qu’Algan se rapprochait de lui, il montait dans le ciel, et flottait parmi les étoiles, éclipsant les plus proches, dévorant la nuit.

Puis le vent saisit et emporta Algan.

Il fut enlevé comme un fétu, alors qu’un simple souffle d’air courait sur la plaine polie et maintenant rougeoyante. La tempête se déchaîna et se mit à mugir. Elle le souleva dans les airs et il n’avait aucun moyen de contrôler sa trajectoire. Il survolait la surface de la planète, et il avait l’impression de la voir défiler sous lui à une vitesse énorme. Il aperçut une forme immense et sombre qui s’agitait sur la plaine et qui semblait projeter dans l’espace vers lui, d’informes tentacules. Il voulut crier mais l’air lui fit défaut.

Puis il comprit que ce n’était que son ombre, qu’il passait juste au-dessous du soleil rouge et géant.

Il montait. La tempête l’éleva au point qu’il vit la planète entière comme un disque de dimension presque impensable, concave, tel l’intérieur d’un bol. Puis le vent se calma brusquement. Il ne respirait plus. Il se trouvait à la hauteur des étoiles et tandis que ses poumons se desséchaient, que son cœur s’épuisait, que le sang abandonnait sa peau, il sut qu’il allait mourir, planant aux frontières du vide.

Il fit un effort. Il essaya d’échapper à cet équilibre mortel. Mais ses réflexes l’abandonnaient, son cerveau fonctionnait à vide, sans résultat.

Il se roula en boule et se détendit brutalement. Il se mit à haïr le soleil rouge qui commençait à disparaître derrière le disque d’acier. Et brusquement il plongea.

Algan eut l’impression d’un piège sans issue. Il pouvait rejoindre le sol et ramper de nouveau et redécouvrir le soleil rouge, et être balayé par un autre cyclone, ou par le même faisant sans cesse le tour de la planète. Il se mit à écumer de fureur dans le vide, tombant sans plus rien contrôler, maudissant le fauteuil et les techniciens, le port, la Terre et Dark, l’espace, les navires interstellaires et, plus que tout, le gouvernement central de Bételgeuse.

« Je suis un jouet, pensa-t-il. Un pantin. J’attraperai celui qui tient les fils. »

Il n’y avait rien ici qu’il pût attaquer ou détruire. Mais derrière cette face hostile et froide de l’univers veillait quelqu’un.

Quelqu’un qui riait devant ses efforts vains.

Quelqu’un qui se moquait des hommes.

Quelqu’un qui fabriquait des décors.

« Je l’aurai », se dit Algan. Il s’aperçut qu’il ne voulait pas mourir.

Pas sur ce monde désolé et glacé. Pas avant d’avoir détruit ce décor intolérable.

Il se retrouva sur la surface glacée, dans l’obscurité. Le soleil rouge avait disparu.

Il se mit à ramper avec une froide détermination. Il vit se lever un nouveau soleil, une sphère bleue entourée de brouillards, environnée de trois soleils plus petits et tournoyants, dont les couleurs changeaient avec leur position.

Une ombre apparut sur l’horizon et grandit lentement.

Il se traîna plus rapidement. Etait-ce un nouveau décor ? Un nouveau piège ? De la sueur se mit à perler sur sa peau. Le sol semblait se réchauffer au fur et à mesure qu’il se rapprochait de l’ombre. La poigne d’acier qui pesait sur lui s’allégea. Il se redressa sur les genoux. Il parvint à se mettre debout.

Il inspecta l’horizon de toute la hauteur de sa taille. Il se retourna. L’ombre multiple de son corps projetée par la lumière du soleil nain et de ses satellites était le seul accident de la plaine.