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Il se mit à courir.

C’était une ville qui se dressait au bord de ce monde. Une ville de rêve. Ses tours de cristal dominaient la plaine d’acier, ses hauts murs semblaient des falaises lumineuses défiant le froid et la nuit du désert. Des ponts anciens reliaient ses palais, dont la silhouette se détachait sur le fond noir du vide.

Et il y avait des gens à l’intérieur, toute une population prête à l’accueillir et à le fêter. Des drapeaux flottaient au sommet des tours. Des musiques de fête bourdonnaient à ses oreilles.

Il se mit à crier, à danser, alertant les guetteurs placés sur les tourelles. Il s’arrêta. Il attendait un son, le claquement d’un pistolet, la gerbe d’une fusée se déployant dans le ciel.

Rien. Personne.

Il recommença à courir. Un horrible pressentiment l’envahit. Il vit grandir sous la clarté froide du soleil bleu les hautes portes de bronze de la ville. Un vague souvenir s’éveilla dans sa mémoire. Ces portes ne lui étaient pas inconnues.

Le haut mur était tout proche. Il se jeta contre les immenses portes, dix fois plus hautes que lui et se mit à frapper sans relâche. Les portes de bronze résonnaient comme de grands gongs.

Personne. Rien.

Il s’arc-bouta et poussa les immenses battants, qui cédèrent lentement. Leur masse était si considérable qu’il crut d’abord ne pas réussir à les ébranler. Puis les hautes portes s’entrouvrirent et il se glissa par l’étroite fissure qui venait d’apparaître dans cette muraille de bronze.

« Je l’ai fait, pensa-t-il, je l’ai fait. »

Il s’avança dans l’ombre du porche colossal, puis sous la lumière froide du soleil bleu, sur une place immense et déserte, cernée de hauts murs blancs et polis. Juste en face de lui se dressaient les hautes tours et un énorme bâtiment qui plongeait dans le ciel et paraissait toucher les étoiles.

Silence.

« J’ai déjà vu cela », pensa-t-il.

Il se dirigea vers le centre de la place. Il jeta un coup d’œil circulaire. Personne.

Il se mit à rire, brusquement. Il se souvenait. Il avait rejoint le port d’où il était parti des milliers d’années plus tôt et maintenant tous les hommes étaient morts et la planète morte, et les étoiles éteintes. Il ne quitterait jamais la Terre. Il était le dernier homme sur une planète froide.

Algan essuya la sueur qui coulait sur son front. Il se laissa, tomber à terre, s’allongea sur le sol, et regarda le soleil bleu et ses satellites qui décroissaient lentement dans le ciel.

« Ce n’est pas vrai, pensa-t-il, ce n’est pas vrai », et il ferma les yeux et il cherchait le noir et essayait de tomber dans un espace sans étoile. Et, en une certaine façon, il rencontra une sorte de paix. Il se mit à haïr, froidement et méthodiquement, à remplir l’espace d’une myriade d’étoiles de haine.

Il se sentit bien.

C’est alors qu’ils le réveillèrent.

* * *

L’entraînement dans les souterrains du port stellaire dura cinq semaines. Pendant tout ce temps, Algan vécut seul. Cela faisait partie de l’entraînement. Il ne voyait que les ombres des techniciens et ceux-ci ne lui adressaient jamais la parole. Il vivait dans une sorte de nuit mentale, peuplée de réflexes et hantée des aventures passées dans le fauteuil. Il fut parachuté sur des planètes d’eau et nagea pendant des heures à la surface d’océans plus salés que ceux de la Terre, il se traîna dans d’innombrables marais, il gravit des falaises abruptes, suspendu entre deux abîmes, il franchit des gouffres en équilibre sur un fil presque invisible, il sauta du haut de pics effrayants, fut lentement avalé par des sables sans consistance, fut aveuglé par des soleils brûlants, étouffé par des tempêtes, asphyxié par des nuages de poussière pourpre, écrasé par des roches spongieuses et molles, écœurantes au toucher.

Puis, vers la fin de la cinquième semaine, lorsque l’éclat de ses yeux se fut durci, lorsque ses orbites se furent creusées et qu’on put lire dix années d’expérience de l’espace dans ses traits émaciés, ils le laissèrent remonter à la surface.

Il découvrit alors seulement le Port Stellaire. Il était logé dans l’immense bâtiment surmonté de la haute tour de contrôle qui défiait l’espace de ses antennes. Il erra librement entre les fusées, interrogea les pilotes, les marins et les pionniers. Il apprit peu à peu à connaître la marque laissée par l’homme dans les étoiles.

Les étoiles recélaient d’innombrables richesses et des sources de puissance presque infinies. Les étoiles étaient l’enfer et le paradis réunis comme l’avait laissé entrevoir le fauteuil. Mais, si inhumaines qu’elles fussent, les étoiles étaient l’univers, un piège splendide et inéluctable, que les hommes tâchaient d’enserrer du filet de leurs voyages.

Les noms des navires évoquaient des contrées multiples et étrangères. Leurs contours variaient selon qu’ils venaient du bord de la Galaxie ou des régions situées plus au centre. Seuls les noirs navires de Bételgeuse demeuraient immuables, avec leurs formes démodées ; mais leurs propulseurs puissants leur permettaient de donner la chasse à n’importe quel cargo stellaire ou d’atteindre n’importe quel monde habité.

Les cargaisons enfermées dans les soutes représentaient tous les coins de la Galaxie. Les racines de zotl parfumaient l’air d’un coin du port, tandis que les monceaux de fourrure sans poids d’Aldragor frémissaient sous la moindre brise. Dans leurs cages transparentes, des animaux splendides ou répugnants attendaient leur destin, araignées géantes au corps rose et poli comme un crâne humain, vampires aux ailes pourpres, amphibies de Zuna aux formes changeantes et vaguement écœurantes, pierres animées d’Algol qui brillaient comme autant de brasiers enfermés dans un bloc de verre déformable.

Algan apprit à discerner la provenance des marins rien qu’à la teinte de leur peau, au contour de leur crâne, à la couleur de leurs yeux et à l’accent de leur voix. Il devint capable de dire à une année près l’âge d’un navire d’après sa construction. Certaines des coques avaient été construites sur la Terre même, quatre siècles plus tôt, au début de la Conquête. Elles sillonnaient encore les froids courants du vide.

* * *

Algan parcourait, des journées entières, le haut chemin de ronde qui surmontait les murs et il redécouvrait la vieille ville vue du port stellaire. Elle lui semblait curieusement lointaine, étrangère. Algan croyait presque être descendu d’un navire et apercevoir pour la première fois cette cité grouillante aux immeubles entassés les uns sur les autres, aux ruelles étroites et sordides. Il savait qu’il ne redescendrait plus dans la ville avant son départ. Il pouvait tout aussi bien avoir déjà quitté la Terre, tant le port stellaire était un monde froid et semblable aux navires. Le port stellaire se présentait comme un corps étranger à la ville, un météore tombé du ciel et profondément incrusté dans la planète, mais tout juste toléré par elle. Algan savait qu’il appartenait à la vieille ville et il se considérait comme un prisonnier du port. Ce n’était pas une impression agréable.

* * *

— Vous êtes un homme étrange, dit le psychologue à Algan.

Ils regardaient ensemble du haut de la tour géante le mouvement incessant du port, les arrivées et les départs vrombissants des petits cargos qui assuraient le service des autres villes de la terre, ou l’envol puissant des lourdes fusées.

— Je suppose qu’il y avait beaucoup d’hommes comme vous lorsque la conquête a débuté. Des gens attachés à leur planète, qui ne voyaient dans la conquête de l’espace qu’une infinie extension de leur propre monde.