— Le problème est de savoir ce que notre civilisation peut faire de gens comme vous.
— Je n’ai pas demandé qu’elle fasse quoi que ce soit de moi, dit sourdement Algan.
— Je sais, dit le psychologue, je sais. Il leva les yeux et examina le ciel lourd de nuages. Mais votre avis n’a pas une telle importance. Les hommes forment un grand corps dans l’espace. Croyez-vous que l’avis d’une seule cellule ait une telle importance ?
Il regardait rêveusement l’entassement hétéroclite de la vieille ville.
— Vous pensez selon la façon ancienne, dit le psychologue. Peut-être avait-elle son charme. Je ne sais pas. Mais voilà que l’homme est affronté à des problèmes comme il n’en avait jamais connu au cours de son histoire. Il faut que les anciennes façons de penser cèdent.
Il fixa Algan de ses yeux clairs et froids. La lumière dansait sur son crâne chauve.
— Tant de liberté, dit-il, tant de puissance. Voilà une équation. Et la solution est une nouvelle façon de penser. Elle est en train de naître, vous savez, sur tous les ports de la Galaxie, au fond des jungles les plus reculées, à bord des navires les plus louches. Elle ne dépend plus du temps ni de l’histoire, elle est faite de petites escarmouches contre l’espace, et d’une grande dépendance des hommes par-delà le temps et l’espace, d’un bout à l’autre de la Galaxie peuplée. Un navire a quitté une lointaine planète il y a trois ans de son temps relatif, et cinquante ans du temps de la Terre, et son mouvement peut décider de votre sort alors que sa trajectoire a été déterminée avant votre naissance. Ce sont des choses contre lesquelles on ne peut rien. Je suppose que les premières méduses qui se sont agglutinées pour former un être multicellulaire, éprouvaient des sentiments comparables aux vôtres quoique sur une échelle différente ; elles devaient se sentir effroyablement prisonnières, et diminuées. Mais c’était pour elles le seul moyen d’être moins dépendantes de leur milieu et de conquérir les océans, puis la terre, et de devenir ce que nous sommes. Je suppose que si vous aviez été une méduse en ce temps-là, vous auriez essayé de tuer un de ces êtres multiples. Je présume qu’en ce moment même, vous seriez ravi de détruire cet être-humanité encore mal dégrossi, en train de se former. C’est pour cela que vous m’intéressez. Je n’espère pas vous convaincre. Mais vous appartenez à une espèce aujourd’hui rare, celle du rebelle. Il en subsiste peut-être quelques millions sur ce monde-ci, que nous envoyons un à un défricher l’espace. Il y a eu un temps où vous régniez sur ce monde. C’était un temps de misère et de guerres. Mais c’était aussi une époque de grandeur. Notre grandeur est différente. Elle est faite de l’effort de milliards d’hommes, de millions de marins, de milliers de savants. Savez-vous à quoi l’on travaille sur Bételgeuse en ce moment ? A la rédaction d’une encyclopédie galactique. Quelque chose comme la mémoire de la Galaxie entière, qui s’accroîtra aux hasards des découvertes.
» Est-ce que vous pouvez concevoir cela ?
— Laissez-moi tranquille, dit Algan.
Vers la fin de sa deuxième semaine de liberté, il s’aventura dans la haute tour qui dominait le port. Les portes s’ouvraient sans difficulté devant lui. Les circuits électroniques qui les déclenchaient avaient dû être munis de son signalement et de celui de tous les autres pionniers et ils pouvaient circuler dans le port, au hasard, se familiarisant avec ses détours qui étaient ceux, à peu de détails près, de tous les autres ports disséminés dans la Galaxie explorée. Mais Algan rencontrait rarement ses futurs compagnons. Il les évitait même. La plupart d’entre eux étaient des hommes à qui il n’eût pas adressé la parole dans Dark, sans tenir bien en évidence une arme chargée. Mais ils étaient ici inoffensifs et semblaient désorientés, plus perdus encore qu’Algan. Ils demeuraient à longueur de journée dans leurs quartiers, jouant et se disputant mais sans oser se battre. Ils se sentiraient plus à l’aise sur les mondes neufs, une hache à la main et une arme à la ceinture, luttant contre quelque ennemi précis et discernable. En gravissant lentement les longs plans inclinés, entraîné par la douce poussée des champs antigravité, porté sur une plate-forme invisible et immatérielle, Algan comprenait quel était l’intérêt de lieux comme Dark pour la Galaxie. C’était une réserve humaine, soigneusement entretenue, peut-être artificielle, dans laquelle le gouvernement de Bételgeuse puisait, lorsqu’il avait besoin d’hommes habitués à vivre comme des loups pour occuper des mondes mal connus. Qu’il le voulût ou non, Algan n’était rien de plus qu’une cellule dans la Galaxie. Sa haine se renforçait à cette idée, alors même qu’il admirait les passages immenses qui conduisaient vers les hauteurs du grand donjon.
La partie supérieure de la tour, vue de l’intérieur, semblait flotter dans l’espace. Ses murs étaient d’immenses glaces ouvertes sur l’activité du port et sur le ciel, mais ces glaces laissaient entrer la lumière pour ne plus la laisser ressortir. Vue de l’extérieur, la tour semblait être un piton opaque, dépourvu d’ouvertures, massif, taillé dans quelque montagne tombée du ciel sur la Terre. De l’intérieur elle apparaissait comme une fragile architecture de verre et de métal microcristallisé, aussi doux au toucher que de l’ancien velours. Mais sa résistance devait être formidable. Un astronef en perdition, plongeant sur elle du haut du ciel, ne l’aurait sans doute pas ébranlée.
Tout en haut de la tour, surveillant les mouvements des navires marchands, coordonnant l’activité des noirs astronefs de Bételgeuse, se trouvaient les centres de contrôle du port stellaire.
Franchissant une porte, Algan pénétra dans la station de transradio de la tour. Avant même de voir s’ouvrir la paroi, il savait ce qui l’attendait au-delà. Bien qu’il pénétrât pour la première fois dans cette région du port, il se dirigeait sans hésiter dans le labyrinthe des couloirs et des puits verticaux. Il savait qu’on avait gravé hypnotiquement dans les couches inférieures de sa mémoire nombre de notions qui se manifestaient lorsqu’il en éprouvait le besoin. C’étaient toujours des connaissances pratiques. Il ignorait comment fonctionnaient ces portes et les formidables installations qu’il avait découvertes, mais il était capable de les utiliser. Les techniciens qui l’avaient instruit sans qu’il s’en doutât s’inquiétaient peu de savoir s’il avait compris. Il leur importait seulement qu’il pût servir le dessein qui avait été prévu pour lui.
Algan se demanda à plusieurs reprises combien d’entre les techniciens eux-mêmes comprenaient au juste les agencements du port. Peut-être n’en était-il aucun sur la Terre ? Peut-être s’agissait-il de secrets jalousement gardés par Bételgeuse et peut-être était-ce l’une des raisons de cette étonnante cohésion de la Galaxie humaine, par-delà les océans du vide et les abîmes d’années ?
La station de transradio se présentait comme un puits dont les parois étaient couvertes de petits alvéoles desservis par une spirale qui entraînait le visiteur jusqu’à la coupole supérieure. Dans chacun des alvéoles, un homme surveillait des cadrans, manipulait des instruments, écoutait et parlait. Toutes les voix du vide se faisaient entendre. Au-delà de la Galaxie faite d’étoiles, au-delà de la Galaxie des navires et des hommes, il existait un autre ensemble stellaire, fait de mots égrenés, d’information éparse, de signaux clignotant dans l’espace, de souffles, de voix et de murmures.
Tandis qu’il avançait sur la spirale et qu’il dépassait un à un les alvéoles, les voix assaillirent Algan. C’étaient des voix déformées, graves, étirées, des voix sans corps, des voix exprimant quelque effroyable souffrance subie par-delà l’espace et le temps, des voix de larves se traînant dans les bas-fonds du vide, implorant sans espoir quelque inimaginable salut. C’étaient des voix d’une autre durée et d’un autre monde.