Ruth s’approcha en observant la photo. C’était une de celles qu’elle avait prises chez Barrymore, avant qu’il ne s’habille. Il portait sa robe de chambre à rayures en satin et fixait l’objectif avec un regard distant et mélancolique. Le faisceau de lumière provenant du rideau entrebâillé éclairait ses boucles décoiffées, ses pieds nus et une bouteille sur le sol. Ainsi agrandie, la photo gagnait encore en tragique et en sincérité, avec ce contraste exacerbé entre obscurité et lumière.
« Évidemment, j’ai expliqué à nos amis que dans la bouteille, il n’y avait que du thé froid ! » plaisanta Barrymore, passant un bras autour des épaules de Ruth et la présentant aux personnes alentour.
Le tout Hollywood se mit à rire et applaudit.
Barrymore souriait et tenait Ruth contre lui : « Bravo, Traîtresse ! chuchota-t-il. Je les ai tous roulés ! Ils ne regardent que ma photo. Ni Greta Garbo ni Rudolph Valentino ne peuvent rivaliser. Gloria Swanson est furieuse, il paraît même qu’elle est partie ! » s’amusa-t-il.
Ruth le regarda :
« Mister Barrymore, vous savez que vous ne m’avez jamais payé cette photo-là…
— Oh que si, je te l’ai payée, Traîtresse ! »
Ruth fronça les sourcils.
« C’est moi qui ai dit à Christmas où te trouver » expliqua Barrymore.
Elle baissa les yeux.
« Je n’aurais pas dû ? demanda-t-il.
— Si si, répondit-elle doucement.
— Prenez la pose près de la photo ! » s’écria Blyth survolté. Puis il s’écarta, laissant la place aux photographes des revues qu’il avait invités. Ils firent crépiter leurs flashes, comme un peloton d’exécution armé de lampes.
Ruth fut complètement aveuglée. Tout devint blanc. Puis noir. Ensuite la foule amassée autour d’elle, applaudissant et riant, commença à réapparaître. Au milieu de tous ces gens souriants, Ruth aperçut soudain un visage sérieux. Cela ne dura qu’un instant. Les flashes reprirent. Nouveau déferlement d’éclairs. Blanc. Noir. Et puis les visages qui redevenaient visibles. Et à nouveau, ces yeux graves qui la fixaient. Stupéfaits. Sombres.
Ruth sentit ses jambes se dérober. Les voix du public se transformèrent en un éclat de rire unique et effrayant surgissant du passé.
Bill était arrivé de bonne heure à la fête. Il avait garé sa voiture dans l’allée et était entré, un volumineux paquet sous le bras. Il avait été reçu par le maître de maison dans son bureau privé. Il lui avait remis le colis et avait empoché sept mille dollars en liquide. Puis, en compagnie de son hôte, il avait ouvert le paquet et s’était fait une ligne de cocaïne. Il ne savait plus à combien il en était aujourd’hui. Être parmi toutes ces personnes importantes le rendait nerveux. Il avait déjà vidé une de ses fioles personnelles avant d’arriver et ne s’était pas arrêté là. Avec un peu de cocaïne, il serait plus à l’aise, s’était-il dit. Et en effet, il ne se s’était pas senti déplacé tant qu’il plaisantait avec le maître de maison. Mais la situation avait changé quand l’épouse était arrivée, une jeune femme d’une trentaine d’années qui avait tourné dans deux petits films avant de se marier avec ce millionnaire. Elle n’avait même pas salué Bill. Elle avait regardé la cocaïne, s’était emparée d’une fiole qu’elle avait glissée dans son sac du soir, et puis s’était adressée à son mari : « Ce monsieur a l’intention de rester ? » avait-elle demandé. Son époux l’avait prise par le bras et accompagnée en douceur vers la porte du bureau. « Personne ne le remarquera » lui avait-il répondu à voix basse. « Avec un costume blanc et cette horrible chemise rouge ? » avait insisté la femme. « Il y aura tellement de types dans son genre… » avait répliqué le mari, parlant encore plus doucement. Mais pas assez bas pour que Bill n’entende pas. Quand la cocaïne circulait dans ses veines, Bill entendait tout. Et il voyait tout. Voilà pourquoi il était certain d’être invincible. Mais soudain, il avait réalisé qu’il était en nage et qu’il avait un désir irrésistible de se faire une autre ligne.
Quand le maître de maison était revenu dans le bureau, une fois sa femme éloignée, il avait trouvé Bill penché sur la table en train d’aspirer une ligne de poudre blanche. Il s’était mis à rire. Il s’était dirigé vers une armoire et l’avait ouverte. Il en avait sorti un flacon de cristal et deux verres. « Du Glenfiddich dix-huit ans d’âge ! avait-il précisé. J’ai réussi à lui faire passer la douane lors d’un de mes derniers voyages en Europe. Cocaïne et scotch, que demander de plus ? » Il avait trinqué avec Bill et lui avait recommandé de ne pas raconter à tout vent qu’il était le Punisher : « Il vaut mieux que certaines choses restent entre nous… »
Au fur et à mesure de l’arrivée des invités, Bill s’était senti de plus en plus exclu. Irrémédiablement exclu. Et plus cette sensation de malaise croissait, plus il se fourrait de la cocaïne dans le nez, s’enfermant dans l’une des cinq salles de bain luxueuses du rez-de-chaussée. Ensuite il regagnait le bureau du maître de maison pour boire le Glenfiddich dix-huit ans d’âge, sans demander la permission à quiconque. Il avait fini par boire directement au flacon de cristal. Quand un domestique l’avait surpris, Bill lui avait lancé un regard hargneux en sifflant : « Qu’est-c’tu m’veux, p’tit merdeux ? » Il avait vidé la bouteille et l’avait laissée sur le bureau en merisier rouge, faisant des taches sur le bois précieux. Et il avait continué à boire tout ce qu’il pouvait trouver. Quand sa tête devenait trop lourde, il retournait dans la salle de bain, s’enfermait à clef et reprenait une autre dose de cocaïne.
Nul ne lui adressait la parole. Bill regardait les photos accrochées aux murs et se disait : « Moi aussi, je devrais y être ! Vous avez fait combien de branlettes grâce à moi, têtes de nœud ? Moi aussi, j’suis une vedette ! » Les muscles de son visage étaient contractés. Il essayait de sourire mais, à chaque fois qu’il croisait son reflet dans un miroir, il n’y voyait qu’une grimace. Sa deuxième fiole de cocaïne finie, il eut la nette impression que tout le monde le dévisageait. Puis les types se murmuraient quelque chose à l’oreille, avant de le fixer à nouveau. « Merde, qu’est-c’que vous reluquez ? se disait-il. Vous voulez que j’baise vos femmes ? Vous voulez que j’les tabasse ? Bande de merdeux ! Lâches ! » À un moment donné, il avait rejoint la sortie. Il aurait dû s’en aller. Qu’est-ce qu’il foutait avec tous ces riches de merde ? Quand ils étaient entre eux, ils avaient honte de lui. Ils faisaient mine de ne pas le connaître. Il en avait salué deux, des personnes à qui il vendait de la cocaïne. Ah ça, ils étaient tout sourires et salamalecs, quand ils avaient besoin d’un peu de poudre ! Mais maintenant, ils prétendaient ne pas le connaître. Il aurait dû mettre de la mort aux rats dans la cocaïne. Oui, voilà ce qu’il aurait dû faire. Car c’étaient tous des rats dégueulasses. Ils n’avaient pas de couilles. Allez, il ferait mieux de s’en aller, se disait-il, en essayant de remplir ses poumons d’air frais. Mais en même temps, il ne fallait pas qu’il s’avoue vaincu, bordel de merde ! C’était quand même lui, le Punisher ! C’était lui, le meilleur ! Il avait serré les poings et s’était mis à l’écart, dans un coin sombre du jardin, afin d’aspirer le fond de sa fiole. « Allez vous faire foutre, connards ! avait-il pensé. On va voir qui c’est qu’a des couilles, ici ! »
De retour à l’intérieur de la villa, il avait entendu des rires et des applaudissements. « Ça devrait être pour moi ! » avait-il songé en suivant la lumière des flashes qui crépitaient follement. Il était entré dans la salle et avait joué des coudes pour avancer parmi la foule, narines dilatées, ses yeux vitreux écarquillés, ses dents mordillant des lèvres qui avaient perdu toute sensibilité. Des pensées tournoyaient dans son cerveau sans jamais se formuler entièrement. Il voulait voir qui était la nullité qui recevait tous ces hommages alors que c’est à lui qu’ils auraient dû revenir.