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Comme la braise dans un feu de cheminée, pensa Ruth.

Elle fit un pas vers la voiture difforme.

Le corps carbonisé de Bill se cramponnait encore au volant, la tête brûlée rejetée en arrière.

« Faites attention, mademoiselle ! lui dit un policier.

— Il faut que je voie, murmura Ruth.

— Vous le connaissiez ? » demanda-t-il.

« J’étais déjà libre » songea-t-elle.

« Mademoiselle, vous le connaissiez ? » insista le policier.

Ruth le regarda sans aucune expression :

« Non » dit-elle enfin. Puis elle tourna le dos à Bill.

69

Manhattan, 1929

Quand Christmas avait inscrit le mot « fin » sur la dernière page de sa pièce, il s’était senti comme vidé. Il s’était également senti seul et perdu.

L’écriture l’avait tellement absorbé qu’il s’était comme égaré, oubliant sa vie réelle. Il était resté penché sur son clavier, tapant avec fougue, vivant ce qu’il écrivait comme s’il avait été là, avec ses personnages : l’amitié, la lutte pour s’en sortir ou simplement pour survivre, l’existence dans le Lower East Side… et puis l’amour, le rêve et le monde tel qu’il devait être, toujours parfait, y compris dans la douleur et la tragédie. Le sens : voilà ce qu’il avait cherché. Donner un sens à la vie, la rendre moins arbitraire. C’était ça, la perfection, non pas le succès, la réussite, le couronnement d’un rêve ou d’une ambition : c’était le sens. Ainsi, dans son histoire, même les méchants trouvaient un sens à leur vie, en tout cas ils lui en donnaient un. Et chaque vie était reliée à celle des autres, comme des fils qui se croisaient et se recroisaient et finissaient par dessiner une toile d’araignée — un dessin bien réel, sans rien d’abstrait. Il n’y avait ni pathos ni ironie, que du sentiment.

« Et maintenant ? » s’était-il demandé en regardant le mot « fin » en bas de la page numéro deux cent dix-sept.

Alors il avait levé les yeux. Le banc était là, il le voyait. Mais il n’avait aucun sens. En effet, cela n’avait aucun sens que Ruth et lui ne soient pas assis sur ce banc. Dans sa pièce, une telle chose ne se serait jamais produite, pas comme ça. Dans sa pièce, il n’aurait jamais gâché tout cet amour.

Il avait ajouté la feuille portant le mot « fin » à la pile, puis il avait mis tout son travail dans une enveloppe sur laquelle il avait déjà écrit un nom et une adresse. Et il avait chargé Neil, le portier de Central Park West, de la remettre au destinataire.

Et cela avait marché, encore plus vite qu’espéré. Moins de quinze jours après, le vieil imprésario Eugene Fontaine, un fidèle auditeur de Diamond Dogs, l’avait convoqué dans son bureau de Broadway :

« Ça fait quarante ans que je fais ce métier, et je sais reconnaître une pièce bien tournée ! » s’était exclamé Eugene Fontaine en frappant de sa main ridée la couverture du manuscrit. Puis il avait regardé Christmas :

« Il y a les gangsters, il y a l’amour… C’est New York !

— C’est bien ? lui avait demandé Christmas, se sentant un peu stupide.

— Exceptionnel !

— Vraiment ?

— Accroche-toi au fauteuil, Christmas Luminita ! Ça va décoiffer ! Un véritable ouragan ! s’était-il écrié. Donne-moi le temps de la monter. Puis l’Amérique ne parlera que de nous ! »

Il n’y avait plus que deux semaines avant la première. Et tous les journaux parlaient déjà d’eux. Christmas était sans cesse sollicité pour des interviews. Vanity Fair s’apprêtait à lui consacrer une couverture. Mayer lui avait envoyé un télégramme de Los Angeles : « Tu devrais me donner un pourcentage. Stop. C’est moi qui t’ai poussé à écrire. Stop. Bonne chance. Stop. Si tu trouves que le théâtre sent trop le moisi et si tu as envie de respirer l’air de la Californie, je t’attends bras ouverts. Stop. L.B.M. » L’attente était palpable, électrique. Le spectacle n’avait pas encore commencé, or il était déjà dans tous les esprits.

Christmas se leva et se pencha à la fenêtre. Il regarda le banc vide, sombre au milieu de la blancheur de la neige qui recouvrait Central Park. Les rues aussi étaient blanches. Les gens marchaient vite, attentifs à ne pas glisser. Hommes et femmes avaient des paquets enrubannés à la main.

Il sentit une légère mélancolie l’envahir. Il frissonna. Il ferma la fenêtre et se retourna. Son appartement était toujours vide. Pas un meuble, un divan ni un tapis. Il sourit. « C’est vraiment une merde, cette piaule ! » avait commenté Sal la veille en regardant autour de lui, lorsqu’il était venu l’inviter à dîner pour le Nouvel An.

Christmas se rendit dans la chambre à coucher et regarda le costume marron que sa mère lui avait acheté deux ans auparavant. Un costume de pauvre. De pauvre plein de dignité. C’était le costume qui l’avait arraché à la rue. Le protagoniste de sa pièce aussi avait un costume marron, pauvre et digne. Christmas n’avait jamais jeté le sien et parfois il le prenait dans ses mains, le regardait, caressait le col ou les manches élimées, et remerciait sa mère. Il le mit de côté et prit son costume en laine bleue, celui que Santo lui avait offert pour aller au théâtre pour la première fois avec Maria. Son protagoniste aussi avait un costume en laine bleue, de chez Macy. Et, comme Christmas, il avait un véritable ami. Christmas posa le costume bleu près du marron. Il prit sur un cintre un élégant costume noir, du sur mesure, et l’endossa avec une chemise blanche et une fine cravate. Puis il ouvrit la porte du débarras d’où il sortit deux paquets enrubannés : un grand pour sa mère et un minuscule pour Sal. Il téléphona au portier pour lui demander d’appeler un taxi. Il mit son manteau de cachemire noir et sortit dans la rue.

Neil l’attendait, portière du taxi ouverte.

« Bonne année, Neil ! lui lança Christmas, montant en voiture.

— Bonne année, mister Luminita ! et il referma la portière.

— Monroe Street ! » ordonna Christmas.

Le chauffeur se retourna, coude appuyé sur le dossier, et le regarda un instant, examinant sa mise élégante.

« Monroe Street ? répéta-t-il perplexe. Vous savez où c’est, monsieur ?

— Bien sûr.

— C’est dans le Lower East Side !

— Y a pire. »

Le chauffeur fit la grimace, enclencha la première et démarra.

Christmas le regardait dans le rétroviseur et souriait. Puis, quand ils tournèrent dans Monroe Street, il dit : « À côté de la Cadillac ! », descendit et paya.

Un groupe de quatre gamins tournaient autour de la luxueuse voiture. Ils étaient maigres et avaient le teint maladif. Leurs bonnets descendaient jusqu’aux oreilles et ils tremblaient dans des vêtements trop légers, pourtant ils n’arrivaient pas à se décider à rentrer chez eux, fascinés qu’ils étaient par cette automobile que personne, dans le quartier, ne pouvait se permettre.

« Ce soir pas touche, hein ! » lança Christmas aux enfants en souriant.

Les gosses l’observèrent, méfiants. Ce type était habillé comme personne d’autre dans le quartier. Ils ne savaient pas qui c’était. Il n’avait pas l’air d’un gangster. C’était sûrement quelque connard d’Upper Manhattan — autrement dit, un pigeon.

« Vous êtes perdu, m’sieur ? fit alors l’un des gamins, plus petit que les autres mais avec un regard intelligent et espiègle, tout en fourrant une main dans sa poche.