Ellis Island, 1909
Cetta faisait la queue avec les autres immigrés. Exténuée par le voyage et par les exigences sexuelles du capitaine, elle regardait le médecin du Bureau fédéral de l’immigration qui ouvrait les yeux et les bouches de tous ces malheureux, comme faisait son père avec les ânes et les moutons. Le fonctionnaire traçait une lettre à la craie sur certains d’entre eux — sur leurs vêtements, dans leur dos. Ceux qui avaient une lettre dans le dos étaient éloignés vers un pavillon où d’autres médecins les attendaient. Les autres poursuivaient leur chemin vers les tables de la douane. Cetta regardait les policiers qui regardaient les fonctionnaires apposer des timbres sur des papiers. Elle voyait le désespoir de ceux qui, après avoir voyagé comme des bêtes, étaient refoulés. Pourtant on aurait dit qu’elle n’était pas là, avec eux.
Tous les autres avaient observé la nouvelle terre qui approchait. Pas elle : elle était restée enfermée dans la soute. Elle avait craint pour la vie de Natale. Et dans ses pires moments de faiblesse et de fatigue, elle s’était surprise à se demander si cela aurait vraiment été une souffrance. Et alors elle le serrait contre sa poitrine, essayant d’obtenir le pardon de ce petit être qui ne pouvait pas avoir entendu ses pensées. Mais elle les avait entendues, elle, et en avait honte.
Avant de débarquer, le capitaine lui avait promis de s’arranger pour la faire passer. Dès qu’il avait posé pied à terre, dans cette immense salle où étaient entassés tous les immigrants, il avait adressé un signe de tête à un homme qui ressemblait à une petite souris, de l’autre côté des barrières en bois qui marquaient le passage en terre libre. L’Amérique. La souris avait des ongles longs et pointus et portait des vêtements de velours voyants. Il avait bien examiné Cetta et aussi le petit Natale. Cetta avait l’impression qu’il les regardait tous deux de manière totalement différente. Comme s’ils n’étaient pas de même nature.
La souris tourna les yeux vers le capitaine et porta une main à sa poitrine. Le capitaine saisit Natale, à la grande surprise de sa mère, et attrapa un sein de Cetta pour le mettre en évidence. La jeune femme se jeta sur son enfant, le reprit puis, humiliée, baissa les yeux. Mais elle eut le temps de voir que la souris riait et faisait signe que oui au capitaine. Alors elle releva la tête : la souris s’était approchée de l’un des inspecteurs de l’Immigration et lui tendait de l’argent, discutant à voix basse et indiquant Cetta.
Le capitaine palpa les fesses de Cetta. « Maintenant tu es dans des mains encore meilleures que les miennes ! » s’exclama-t-il en riant, avant de s’en aller.
Cetta, sans bien savoir pourquoi, se sentit comme perdue en le voyant s’éloigner. Comme s’il était possible de s’attacher à cette ordure ! Ou comme si cette ordure était préférable au néant qui s’ouvrait à présent devant elle ! Peut-être n’aurait-elle pas dû s’enfuir de chez elle, peut-être n’aurait-elle pas dû aller en Amérique…
Quand la file d’attente avança imperceptiblement, Cetta regarda à nouveau vers l’inspecteur des douanes et vit qu’il lui faisait signe de venir. Près de l’inspecteur se trouvait maintenant quelqu’un d’autre, la souris ayant disparu. C’était un homme aux sourcils épais et aux larges épaules, à l’étroit dans une veste en tweed. Il avait une cinquantaine d’années. Une longue mèche de cheveux partait d’un côté de sa tête pour arriver de l’autre, couvrant une partie du crâne où les cheveux ne poussaient pas. Il avait l’air ridicule. Mais en même temps, une force inquiétante émanait de lui, se dit Cetta en s’approchant.
L’homme et l’inspecteur des douanes s’adressèrent à elle. Cetta ne savait pas ce qu’ils disaient. Et moins elle comprenait, plus ils répétaient la même chose, toujours plus fort, comme si elle était sourde alors que c’étaient eux qui parlaient une langue incompréhensible, comme si le volume de la voix pouvait traduire leur langage inconnu.
La souris réapparut, intervenant dans cette discussion à sens unique. Lui aussi parla très fort. Et en gesticulant. Ses mains délicates aux ongles longs s’agitaient dans les airs, comme des rasoirs. Une bague brillait à son auriculaire. Le gros bonhomme l’attrapa par le col et cria plus fort. Puis il le lâcha, regarda l’inspecteur et lui murmura quelque chose qui ressemblait à une menace, plus terrible encore que celle qu’il avait hurlée à l’intention de la souris. L’inspecteur pâlit, puis se tourna vers la souris. Et soudain il se mit à menacer à son tour. En un éclair, la souris tourna les talons et disparut.
Alors le gros bonhomme et l’inspecteur recommencèrent à parler à Cetta dans leur langue incompréhensible. Puis ils firent signe à un jeune homme petit et trapu, à l’air énergique et engageant, qui se trouvait de l’autre côté de la douane et attendait dans un coin qu’on lui demande de traduire les idiomes de ces deux peuples qu’un océan séparait.
« Comment t’appelles-tu ? » demanda le jeune homme à Cetta. Et il lui adressa un sourire franc et amical grâce auquel, pour la première fois depuis qu’elle avait débarqué, elle se sentit moins seule.
« Cetta Luminita. »
L’inspecteur ne comprit pas.
Alors le jeune homme écrivit le nom sur le formulaire de l’Immigration à sa place. Et sourit de nouveau à Cetta. Puis il regarda l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et lui fit une caresse. « Et ton petit, comment il s’appelle ? lui demanda-t-il.
— Natale.
— Natale » répéta le jeune homme à l’inspecteur, qui ne comprit toujours pas. « Christmas » traduisit-il alors en anglais.
L’inspecteur, satisfait, opina du chef et écrivit : « Christmas Luminita ».
Première partie
4
Manhattan, 1922
« Mais qu’est-c’que c’est qu’ce nom ?
— Ça te r’garde pas.
— C’est un nom de nègre !
— J’ai l’air d’un nègre, peut-être ?
— T’as pas l’air d’un Italien non plus.
— Je suis américain.
— C’est ça, c’est ça…, s’esclaffèrent les gosses qui l’entouraient.