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Christmas lut dans le regard de Santo sa cuisante déception. Il sourit en son for intérieur.

« D’accord, je vais te mettre à l’épreuve. Mais t’es juste à l’essai, hein, que ce soit bien clair ! »

Santo se jeta dans ses bras avec un cri d’enthousiasme, comme un enfant.

Christmas s’écarta.

« Eh, oh ! Nous, les Diamond Dogs, on évite ces trucs de femmelettes !

— Oui oui, excuse-moi, c’est seulement que… que…, balbutia Santo fébrile.

— Ça va, ça va, laisse tomber ! Passons aux affaires sérieuses » fit alors Christmas, baissant encore davantage la voix et se penchant vers l’unique membre de sa bande, après avoir jeté un coup d’œil vers Tête de Fraise.

« C’est vrai que ta mère te fait une crème pour les boutons ?

— Mais quel rapport ?

— Première règle : c’est moi qui pose les questions. Si tu piges pas tout de suite, tu pigeras plus tard. Et si, après, tu piges toujours pas, souviens-toi que j’ai toujours une bonne raison : c’est clair ?

— OK… oui.

— Oui quoi ? Ta mère te fait une crème ? C’est elle qui la fabrique ? »

Santo opina du chef.

« Et d’après toi, ça marche ? »

Santo acquiesça à nouveau.

« On dirait pas, désolé de t’le dire, répliqua Christmas.

— Si si, ça marche ! Autrement, j’aurais encore plus de boutons. »

Christmas se frotta les mains.

« OK, je te crois. Mais dis-moi un truc : d’après toi, cette crème, elle marcherait pour la gale ?

— J’en sais rien… quelle gale ? » demanda Santo, perplexe.

Christmas se pencha à nouveau vers lui.

« C’est pour un type qu’on protège. Il paye bien. Mais son chien a la gale et, si on arrive à le soigner, il nous passera encore plus de thunes (et il fit tinter un ongle contre le verre de la coupe).

— Ça pourrait marcher, fit Santo.

— D’accord, conclut Christmas en se levant. Si tu veux faire partie des Diamond Dogs, il y a un prix à payer pour être admis : file-moi un peu de la pommade de ta mère. Si ça marche, tu seras des nôtres et tu auras ta part. »

6

Manhattan, 1909

La pièce était bien chauffée et accueillante, avec aux fenêtres des draperies que Cetta n’avait jamais vues, pas même dans la maison du patron. L’homme assis derrière le bureau était celui qui l’avait emmenée lorsqu’elle était descendue du bateau, moins de cinq heures auparavant. Un individu d’une cinquantaine d’années, à première vue ridicule à cause de la longue mèche de cheveux qui partait d’un côté de sa tête pour arriver de l’autre côté, afin de couvrir sa calvitie. Mais en même temps, il dégageait une force inquiétante. Cetta ne comprenait pas ce qu’il disait.

L’autre, debout, parlait aussi bien la langue de l’homme à la mèche que celle de Cetta. Et il traduisait tout ce que disait celui qui se trouvait derrière le bureau. C’était lui — quand il les avait suivis dans la pièce, quelques minutes plus tôt — qui avait appris à Cetta que l’individu à la mèche était un avocat qui s’occupait des jeunes filles comme elle. « Jolies comme toi » avait-il ajouté en clignant de l’œil.

L’avocat dit quelque chose en fixant Cetta qui tenait Christmas — tout juste baptisé de ce nouveau nom par le fonctionnaire de l’Immigration — dans ses bras.

« On peut s’occuper de toi, traduisit l’autre. Mais l’enfant pourrait poser problème. »

Cetta serra Christmas contre sa poitrine. Sans répondre ni baisser le regard.

« Comment tu vas faire pour travailler avec ce gosse ? traduisit à nouveau l’autre. Nous le mettrons quelque part où il sera bien traité. »

Cetta pressa Christmas contre elle, plus fort encore.

L’avocat parla. Le traducteur dit :

« Si tu le serres encore un peu plus, tu vas le tuer, et comme ça tout sera réglé ! » et il rit.

L’avocat rit de concert.

Cetta ne rit pas. Elle se mordit les lèvres et fronça les sourcils, sans cesser de fixer l’homme derrière le bureau. Sans bouger. Elle posa simplement une main sur la tête blonde de son enfant qui dormait, paisible. Comme pour le protéger.

L’avocat parla alors avec brusquerie, repoussa son fauteuil et quitta la pièce.

« Là tu l’emmerdes, commenta le traducteur en s’asseyant au bord du bureau et en allumant une cigarette. Qu’est-ce que tu vas devenir, si l’avocat te met à la rue sans t’aider ? Tu connais quelqu’un ? Personne, je parie ! Et t’as pas un centime. Toi et ton fils, vous ne passerez pas la nuit, tu peux me croire » fit-il.

Cetta le regarda en silence. Toujours cramponnée à Christmas.

« Mais quoi, t’es muette ?

— Je ferai ce que vous voulez, déclara soudain Cetta. Mais mon enfant, vous n’y touchez pas. »

Le traducteur souffla la fumée de sa cigarette vers le plafond.

« Tu es têtue, petite ! » dit-il avant de quitter lui aussi la pièce, laissant la porte ouverte derrière lui.

Cetta avait peur. Elle tenta de se distraire en suivant du regard les volutes de fumée qui flottaient dans l’air et montaient vers le plafond décoré de stucs d’une beauté extraordinaire, qui dépassait tout ce qu’elle aurait pu imaginer. En fait, elle avait tout de suite eu peur. À partir du moment où, pendant que les fonctionnaires de l’Immigration timbraient ses papiers d’entrée à la douane, le jeune homme trapu et engageant qui avait donné au petit Natale son nouveau nom américain lui avait murmuré à l’oreille : « Fais attention ! » Elle s’en souvenait bien, de ce jeune : lui seul lui avait adressé un sourire. Cetta avait eu peur immédiatement, dès que l’avocat l’avait prise par le bras et lui avait fait franchir la ligne peinte au sol qui marquait le début de l’Amérique. Elle avait eu peur lorsqu’ils l’avaient fait monter dans cette grande voiture noire, à côté de laquelle l’auto du patron semblait une carriole. Elle avait eu peur en regardant ce paysage de béton qui s’élevait autour d’elle, tellement immense que tout ce que possédait le patron était une misère, et sa villa, une bicoque. Elle avait eu peur de se perdre au milieu de ces milliers de personnes qui se pressaient sur les trottoirs. Et alors, Christmas avait ri. Tout doucement, comme le font les bébés, sans qu’on sache pourquoi. Et il avait tendu sa petite main, lui avait attrapé le nez et avait saisi une mèche de ses cheveux. Et à nouveau, il avait ri, heureux. Ignorant. Et Cetta s’était dit que ce moment aurait été merveilleux s’il avait su parler, s’il avait dit ne serait-ce que « maman ». Mais en même temps, elle avait soudain réalisé qu’elle n’avait rien. Que cet enfant était tout ce qu’elle possédait. Qu’elle devait être forte pour lui, parce que ce petit être était encore plus faible qu’elle. Et qu’elle devait lui être reconnaissante, parce que lui seul au monde ne l’avait pas violée même si, plus que les autres, il l’avait toute déchirée entre les jambes.

Quand elle entendit la conversation animée qui se déroulait hors de la pièce, Cetta tourna la tête. Sur le seuil de la porte se trouvait un homme à la barbe mal rasée, avec de larges épaules et un cigare éteint entre les lèvres. Il était laid, âgé d’une trentaine d’années, avait de grandes mains noires et un nez que les coups avaient écrasé. Il se grattait machinalement le lobe de l’oreille droite. Au niveau du cœur, il portait un pistolet glissé dans un étui. Sa chemise avait des taches de sauce. Cela aurait aussi pu être du sang, mais Cetta se dit que c’était de la sauce. L’homme la regardait.