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Puis la discussion s’interrompit et l’avocat apparut, suivi du traducteur. L’homme à la chemise tachée de rouge s’écarta pour laisser passer les deux autres, mais il resta là à observer la scène.

L’avocat s’exprimait maintenant sans regarder Cetta dans les yeux.

« C’est notre dernière offre, annonça le traducteur. Tu travailles pour nous, et ton fils, on le met dans une institution où tu pourras le voir le samedi et le dimanche matin.

— Non ! » s’exclama Cetta.

L’avocat hurla et fit signe au traducteur de la jeter dehors. Puis il lança vers elle les papiers signés par l’Immigration, qui flottèrent dans les airs avant de s’éparpiller au sol.

Le traducteur la saisit par le bras et l’obligea à se lever.

Ce fut alors que l’homme sur le pas de la porte parla. Sa voix profonde grondait comme le tonnerre ou comme s’il éructait, propageant de sourdes vibrations autour de lui. Il ne prononça que quelques mots.

L’avocat secoua la tête et puis grogna : « OK ».

Ensuite, l’homme devant la porte cessa de se gratter le lobe de l’oreille avec ses doigts. Il entra dans la pièce, ramassa les documents de l’Immigration par terre, y jeta un œil et, de sa voix d’ogre mais d’un ton neutre, lut : « Cetta ».

Le traducteur lâcha le bras de la jeune fille et recula. L’homme fit un signe de tête à l’intention de Cetta et quitta la pièce, sans plus adresser la parole aux deux autres. Elle lui emboîta le pas, le vit prendre une veste toute froissée et l’enfiler : elle était trop serrée de partout, au niveau des épaules comme de la poitrine, et il ne la boutonna pas. Elle se dit que, de toute façon, il n’aurait pas réussi à le faire. Puis le type lui fit encore un signe et il sortit de l’appartement, suivi de Cetta et Christmas.

Une fois qu’ils furent arrivés dehors, l’homme monta dans une voiture dont une aile comportait deux impacts de balle. Il se pencha de l’autre côté et ouvrit la portière de l’intérieur. Il tapota le siège de sa main droite pour indiquer à Cetta qu’elle devait s’asseoir. Elle prit place et il démarra. Il conduisit sans souffler mot et sans jamais la regarder, comme s’il était seul. Au bout de dix minutes, il se gara le long d’un trottoir et descendit. Il fit à nouveau signe à Cetta de le suivre et fendit une foule de miséreux bruyants, sales et couverts de haillons. Ensuite il descendit quelques marches menant à un couloir en sous-sol, sur lequel s’ouvrait une série de portes.

Il arriva au fond de ce couloir sombre et malodorant et, avant d’ouvrir la porte devant laquelle il s’était arrêté, il prit un matelas qui se trouvait appuyé contre le mur, à la verticale. Puis il entra.

La pièce — puisqu’il ne s’agissait que d’une pièce — ressemblait à bien des endroits que Cetta connaissait. Des pièces sans fenêtres. Des fils étaient accrochés d’un mur à l’autre, près du poêle à charbon, et des vêtements y étaient mis à sécher, la plupart tout rapiécés. Un rideau s’efforçait de cacher un grand lit. Il y avait une cuisinière, dont la hotte conduisait aussi à l’extérieur la fumée du poêle, grâce à deux tuyaux rouillés. Deux pots de chambre dans un coin. Un vieux buffet boiteux et sans porte, sous lequel on avait glissé une cale en bois pour le maintenir droit. Une table carrée et trois chaises. Un évier et un peu de vaisselle en fer-blanc qui avait perdu tout son émail.

Et, assises sur des chaises, il y avait deux personnes âgées. Un homme et une femme. Lui maigre, elle rondelette. Tous deux très petits. Ils avaient tourné leur visage ridé vers la porte, le regard inquiet. Une peur aussi ancienne qu’eux peinte sur leur figure. Mais ensuite, reconnaissant l’homme, ils avaient souri. Le vieux monsieur n’avait montré que des gencives et avait porté la main à sa bouche. La vieille dame avait ri, se donnant une claque sur la cuisse, et s’était levée pour aller embrasser le nouveau venu. Traînant les pieds, le vieil homme avait couru derrière le rideau qui cachait le lit. On avait entendu tinter quelque chose et puis il était réapparu, s’enfonçant dans la bouche un dentier jaunâtre.

Les deux vieillards avaient fait grande fête à l’homme laid aux mains noires, qui, entre-temps, avait installé le matelas dans un coin de la pièce. Puis, pendant qu’ils l’écoutaient parler avec sa voix qui faisait trembler les airs, la vieille dame avait mouillé un linge et s’était mise à frotter sa chemise pour lui enlever la tache de sauce tomate, ignorant ses protestations. Alors seulement, ils avaient regardé Cetta. Et ils avaient fait oui de la tête, tout en la regardant.

Avant de se retirer, l’homme glissa la main dans sa poche et en sortit un billet de banque, qu’il tendit à la vieille femme. Celle-ci baisa la main noire. Le vieillard fixa le sol, il avait l’air mortifié. L’autre s’en rendit compte, lui donna une petite claque amicale dans le dos et lui dit quelque chose qui le fit sourire. Puis il s’approcha de Cetta, qui était restée debout avec Christmas dans les bras, et lui donna les papiers de l’Immigration. Enfin, en sortant, il lui indiqua les deux vieux et dit autre chose. Puis il disparut.

« Comment t’appelles-tu ? demanda la femme dans la langue de Cetta, dès qu’ils furent seuls.

— Cetta Luminita.

— Et le petit ?

— Natale, mais maintenant il s’appelle comme ça » dit Cetta en montrant le papier de l’Immigration à la vieille dame. Celle-ci prit la feuille et la passa à son mari.

« Christmas, lut celui-ci.

— C’est un nom américain » dit Cetta, souriant avec fierté.

La femme se gratta le menton, pensive, puis s’adressa à son époux :

« On dirait un nom de nègre » fit-elle.

Le vieil homme examina Cetta, qui ne réagissait d’aucune manière.

« Tu sais qui c’est, les nègres ? » demanda-t-il.

Cetta fit non de la tête.

« Ce sont des gens… noirs » expliqua la femme, en bougeant une main devant son propre visage.

« Mais ils sont américains ? » s’enquit Cetta.

La vieille dame se tourna vers son mari. Celui-ci fit oui de la tête.

« Oui, répondit-elle.

— Alors mon fils a un nouveau nom américain » répéta Cetta satisfaite.

La femme eut l’air perplexe, haussa les épaules et regarda à nouveau son époux.

« Mais toi, tu dois au moins savoir dire son nom ! s’exclama celui-ci.

— Eh oui ! confirma sa femme.

— Tu peux quand même pas faire lire cette feuille chaque fois ! dit-il.

— Eh non ! fit son épouse, secouant la tête avec force.

— Et puis, quand il sera plus grand, il faudra que tu l’appelles par son nom, autrement il ne pourra pas l’apprendre, conseilla-t-il encore.

— C’est sûr ! renchérit l’autre. »

Cetta les regardait, perdue.

« Apprenez-le moi, dit-elle enfin.

— Christmas, dit le vieillard.

— Christ… mas, fit son épouse en détachant les syllabes.

— Christmas, répéta Cetta.

— Bravo, petite ! » s’exclamèrent-ils ensemble, heureux.

Ensuite ils demeurèrent un bon moment silencieux tous les trois, debout, sans savoir que faire.

Pour finir, la femme murmura quelques mots à l’oreille de son mari, puis alla à la cuisinière, mit quelques petits morceaux de bois dans le poêle et alluma le feu avec une page de journal.

« Elle prépare à manger » expliqua le vieillard.

Cetta sourit. Ces deux vieux lui plaisaient.

« Sal a dit qu’il passera te prendre demain matin » annonça-t-il alors en baissant les yeux, l’air gêné.