Lorsque Cetta se glissa en silence dans la pièce, les deux vieillards dormaient. Christmas dormait aussi, entre eux. Sa mère le prit dans ses bras avec délicatesse.
« Il a mangé et fait caca, lui chuchota la vieille dame en ouvrant un œil. Tout va bien. »
Cetta sourit et se dirigea vers son matelas. Il y avait maintenant un sommier en métal en-dessous. Elle trouva aussi une couverture, des draps et un oreiller.
« Sal a pensé à tout, chuchota l’autre femme — et elle s’assit en faisant grincer son lit.
— Dors ! grogna son mari. »
En posant Christmas sur la couverture, Cetta sentit que celle-ci était douce. Elle se tourna vers la vieille dame, qui était toujours assise et la regardait. Alors elle la rejoignit et la prit dans ses bras en silence, sans mot dire. L’autre l’enlaça et lui lissa les cheveux.
« Va te coucher, tu dois être fatiguée, fit-elle.
— Dormez ! gronda son mari. »
Cetta et la femme rirent doucement.
« Comment vous vous appelez ? demanda alors Cetta à voix basse.
— Tonia et Vito Fraina.
— Et la nuit, nous on dort ! » ronchonna le vieillard.
Cetta et Tonia pouffèrent à nouveau. Puis Tonia donna une claque sur les fesses de son mari. Les deux femmes rirent de plus belle.
« Eh ! Ça vous amuse ? » s’exclama-t-il avant de tirer la couverture sur sa tête.
Alors Tonia prit le visage de Cetta entre ses mains et la regarda en silence. Puis elle lui traça un petit signe de croix entre les yeux, avec le pouce, et lui dit : « Que Dieu te bénisse ! » Enfin, elle l’embrassa sur le front.
Cetta trouva ce rituel très beau. Elle regagna son lit, se déshabilla et se glissa sous la couverture avec Christmas. Et tout doucement, pour ne pas le réveiller, elle lui fit un petit signe de croix sur le front, murmura : « Que Dieu te bénisse » et lui donna un baiser.
« Il est beau et fort, ton Christmas, ajouta la vieille dame. Il deviendra un sacré gaillard !
— Mais ça suffit ! » éclata Vito.
Christmas se réveilla et se mit à pleurer.
« Mais quel crétin, c’est pas possible ! s’écria Tonia. T’es content ? C’est maintenant que tu vas être tranquille ! »
Tout en apaisant Christmas, qu’elle serrait fort contre elle et berçait doucement, Cetta riait sous cape. Et tout à coup, le visage de sa mère, son père, ses frères — de tous, même celui de l’autre — lui revinrent à l’esprit, et elle réalisa que c’était la première fois qu’elle songeait à eux. Mais aucune autre pensée n’accompagna cette vision. Puis elle s’endormit aussi.
Le lendemain, après une matinée entière et une bonne partie de l’après-midi passées à faire la connaissance de Tonia et Vito Fraina, Cetta commença à se préparer pour aller au travail. Quand Sal arriva, elle était déjà prête depuis une demi-heure. Elle confia Christmas aux deux vieux et suivit en silence cet homme laid, aux mains noires, qui s’occupait d’elle. Elle rejoignit la voiture avec les deux impacts de balle dans l’aile, s’assit et attendit que Sal mette le moteur en route et démarre. Le matin, elle avait prié Tonia de lui enseigner deux mots de cette langue toujours inconnue. Deux mots qu’elle n’apprendrait pas dans la maison de passe.
« Pourquoi ? » demanda-t-elle à Sal. C’était le premier mot que Tonia lui avait appris.
De sa voix profonde, Sal lui répondit brièvement et sans quitter la route des yeux.
Cetta ne comprit rien. Elle sourit et prononça le deuxième mot qu’elle avait voulu connaître : « Merci ».
Après quoi, Sal et Cetta n’échangèrent plus une parole. Sal s’arrêta devant la porte d’entrée du bordel, se pencha à travers l’habitacle pour ouvrir la portière du côté de Cetta et lui fit signe de descendre. Dès qu’elle fut sur le trottoir, Sal enclencha une vitesse et s’éloigna.
Ce soir-là, à l’âge de quinze ans, Cetta tailla sa première pipe.
Et au bout d’un mois, elle avait appris tout ce qu’il y avait à apprendre afin de faire ce métier. En revanche, pour enrichir son vocabulaire et être capable de se débrouiller aussi en dehors de la maison close, il lui fallut cinq mois de plus.
Tous les après-midi, Sal l’accompagnait du sous-sol de Tonia et Vito Fraina jusqu’au bordel, et la ramenait tous les soirs. Les autres filles dormaient sur place, dans une pièce commune. Mais les enfants n’étaient pas autorisés. Chaque fois que l’une d’entre elles se retrouvait avec un bébé dans le ventre, un docteur le lui faisait passer avec un fil de fer. La société des putains ne devait pas procréer, c’était une des règles que Sal faisait respecter.
Pourtant, avec Cetta, il en était allé autrement.
« Pourquoi ? » demanda Cetta un matin en voiture, six mois plus tard, lorsqu’elle fut en mesure de comprendre la réponse.
La voix profonde de Sal vibra dans l’habitacle, couvrant le bruit du moteur. Aussi brièvement que la première fois : « Occupe-toi d’ton cul ! »
Et comme la première fois — néanmoins, après une pause beaucoup plus longue — Cetta dit : « Merci ». Puis elle éclata de rire toute seule. Mais du coin de l’œil, elle crut remarquer que même le visage laid et sérieux de Sal se décrispait un peu. Et que ses lèvres, de manière presque imperceptible, esquissaient un léger sourire.
8
New Jersey — Manhattan, 1922
Ruth avait treize ans et ne pouvait pas sortir, le soir. Or, la maison de campagne dans laquelle sa famille passait les week-ends était triste et lugubre, se disait-elle. Une grande villa blanche, avec une impressionnante colonnade à l’entrée, construite cinquante ans auparavant par le père de son père, grand-père Saul, fondateur de l’entreprise familiale. Une vaste demeure toute blanche avec une immense allée qui traversait le parc jusqu’au portail principal. Avec des meubles sombres toujours parfaitement astiqués. Avec des tapis américains et chinois sur des sols en marbre ou des parquets de chêne. Et des tableaux anciens, peints par des artistes du monde entier, accrochés sur des murs tapissés d’étoffes foncées. Et de l’argenterie européenne et orientale. Et des miroirs, des miroirs partout, qui reflétaient ce qui n’était, pour Ruth, qu’une grande maison cossue et lugubre.
Les domestiques non plus ne savaient pas sourire. Même lorsqu’ils devaient le faire par souci des conventions, lorsqu’ils rencontraient l’un des membres de la famille Isaacson, ils n’arrivaient pas à sourire vraiment. Ils relevaient à peine les commissures des lèvres, baissaient la tête et, les yeux rivés au sol, retournaient à leurs occupations. Même avec elle, qui n’était qu’une petite fille aux cheveux noirs et bouclés, au teint très pâle, avec des vêtements de collégienne raffinée et l’allégresse de ses treize ans, ils ne parvenaient pas à sourire.
Personne ne souriait — ni dans cette maison, ni dans le luxueux appartement de Park Avenue où ils vivaient habituellement — depuis qu’un couvre-feu avait été décrété à cause de sa mère, Sarah Rubinstein Isaacson. Ou plus exactement, à cause de ce qu’on disait, ou avait dit, d’elle. À savoir, qu’elle aurait eu une relation équivoque — elle quarante ans, lui vingt-trois — avec un jeune homme de la synagogue de la quatre-vingt-sixième rue, brillant, intelligent et beau, qui deviendrait bientôt rabbin. En tout cas, c’est ce que l’on voulait croire.