Rasa s’assit sur le lit à côté de sa fille et lui prit la main. L’odeur de vomi flottait toujours dans la pièce, pourtant humide encore d’avoir été nettoyée. « Eh bien, Sevya, chuchota Rasa, cette manche, tu l’as gagnée ou perdue ? »
Une larme perla sous les paupières de Sevet.
À l’autre bout de la pièce, Vas dominait Obring et Kokor de toute sa taille. Il était rouge de… de quoi ? De colère ? Ou bien, simplement, de la fatigue du trajet ?
« Obring, tu n’es qu’un pauvre petit salaud, dit-il. Il n’y a qu’un crétin pour pisser dans la soupe de son frère ! »
Obring leva les yeux vers lui, les traits tirés, puis il revint à sa femme qui pleura de plus belle. Rasa connaissait Kokor : ses larmes étaient sincères, certes, mais elle en jouait pour s’attirer le plus de compassion possible. Rasa, elle, n’en ressentait pour ainsi dire pas. Elle savait bien combien ses filles se souciaient peu de la clause d’exclusivité de leurs contrats de mariage, et elle n’avait aucune sympathie pour les gens infidèles qui se sentaient blessés en découvrant que leurs partenaires leur rendaient la pareille.
C’était Sevet qui souffrait, non Kokor. Ce n’était pas parce que celle-ci brassait beaucoup d’air que Rasa allait se laisser distraire des appels muets de Sevet.
« Je suis avec toi, ma fille chérie, dit-elle. Ce n’est pas la fin du monde : tu es vivante et ton mari t’aime. Que ce soit là ta musique pour quelque temps. »
Sevet se raccrocha à sa main, la respiration courte, haletante.
Rasa se tourna vers le médecin. « L’a-t-on mise au courant, pour son père ?
— Oui, répondit Obring. Kyoka nous a avertis.
— Surâme merci, nous n’aurons à suivre qu’un seul enterrement, dit Rasa.
— Kyoka a sauvé la vie de sa sœur, reprit Obring. Elle lui a donné son souffle. »
Non ; c’est moi qui lui ai donné mon souffle, songea Rasa. Je lui ai donné mon souffle, mais hélas, je n’ai réussi à lui donner ni morale ni bon sens ; je n’ai pas su l’empêcher de se glisser dans les draps de sa sœur. Mais je lui ai bel et bien donné mon souffle et peut-être qu’aujourd’hui cette douleur lui enseignera quelque chose. La compassion, qui sait ? Ou du moins une certaine retenue. Quelque chose enfin qui transforme ce malheur en bien et la fasse devenir ma fille à moi et non celle de Gaballufix, comme ç’a été le cas pour toutes les deux jusqu’à maintenant.
Qu’il puisse naître quelque bienfait de cette tragédie ! pria-t-elle intérieurement. Mais soudain, elle se demanda à qui cette prière s’adressait. À Surâme, qui à force de se mêler de tout avait créé tant de problèmes ? Pas question d’espérer du secours de sa part, songea Rasa. Aujourd’hui, je suis seule pour aider selon mes moyens ma famille et ma cité à traverser les jours terribles qui nous attendent. Je n’ai ni pouvoir ni autorité sur aucun d’entre eux, sauf le pouvoir qui naît de l’amour et de la sagesse. Si seulement j’étais sûre de la posséder, cette sagesse…
2
L’occasion
Le rêve de la sibylle de l’eau
Luet n’avait encore jamais tenté de faire un rêve en urgence ; il ne lui était donc pas venu à l’esprit qu’elle ne pouvait pas aller se coucher et faire un rêve comme ça, simplement en claquant des doigts. Bien au contraire ; c’était sans doute ce sentiment d’urgence qui l’avait gardée éveillée et empêchée de rêver. Elle était furieuse et honteuse de n’avoir rien pu apprendre de Surâme avant que tante Rasa ne doive prendre une décision à propos de Smelost, le soldat. Pire, malgré le mutisme de Surâme, Luet avait la conviction que c’était une erreur d’envoyer Smelost chez les Gorayni. Parce que Gaballufix était l’ennemi des Gorayni, ils accepteraient automatiquement de donner asile à l’un de ses opposants ? Non, c’était trop simple !
Luet avait eu l’intention d’exprimer son sentiment, et elle l’aurait sans doute fait si Rasa n’avait pas quitté la maison en coup de vent, accompagnée de Vas. Ensuite, elle n’avait pu que regarder Smelost emballer les vivres et les affaires que les domestiques lui avaient préparés et sortir discrètement par l’arrière de la maison.
Pourquoi Rasa n’avait-elle pas pris le temps de réfléchir un peu plus ? N’aurait-il pas mieux valu envoyer Smelost rejoindre Wetchik au désert ? Mais il n’y avait plus de Wetchik, exact. Il n’y avait plus que Volemak, l’homme qui avait été Wetchik avant que Gaballufix ne le dépouille de son titre quand cela ? Hier, oui, hier seulement. Rien que Volemak… Et pourtant Luet savait que de tous les hommes influents de Basilica, Volemak était le seul inscrit dans les plans de Surâme.
Tous les problèmes avaient commencé quand Surâme avait envoyé à Volemak sa vision de Basilica en feu. Elle l’avait averti qu’une alliance avec Potokgavan mènerait à la destruction de la cité ; mais elle n’avait jamais promis que Basilica pourrait s’en remettre à l’amitié des Gorayni. Et d’après ce que Luet savait des Gorayni – les Têtes Mouillées, comme on les appelait à cause de leur coutume de s’huiler les cheveux –, c’était une mauvaise idée d’envoyer Smelost leur demander asile. Cela leur donnerait la fausse impression que leurs alliés n’étaient pas en sécurité à Basilica. Cela ne risquait-il pas de les inciter à faire ce que tout le monde redoutait, c’est-à-dire envahir la cité et s’en rendre maîtres ?
Non, c’était une erreur de leur expédier Smelost. Cependant, comme Luet n’était pas parvenue à cette conclusion en tant que sibylle mais en suivant son propre raisonnement, personne ne voudrait l’écouter. C’était une enfant, sauf quand Surâme la possédait, si bien qu’elle n’avait droit au respect que quand elle n’était pas elle-même. Elle s’en exaspérait ; mais qu’y faire, sinon espérer qu’elle se trompait quant à Smelost et aux Gorayni et attendre impatiemment de devenir une femme à part entière ?
Ce qui l’inquiétait peut-être encore plus, c’est qu’il n’était pas dans les habitudes de Rasa de se tromper à ce point. Elle paraissait agir dans la peur, sans réfléchir. Et si le jugement de Rasa était faussé, sur quoi Luet pouvait-elle se reposer ?
Il fallait qu’elle en parle à quelqu’un. Pas à sa sœur Hushidh ; Shuya était très avisée, très prévenante et l’écouterait sûrement, mais elle se fichait totalement de tout ce qui ne touchait pas Basilica. C’était bien son problème en tant que déchiffreuse ; Hushidh vivait dans la vision permanente de tous les rapports et de toutes les relations entre les gens qui l’entouraient. Ce sens de la trame formait naturellement l’élément le plus important de son existence, qui lui permettait de voir les gens se lier entre eux puis se détacher, former des communautés puis les dissoudre. Et sous-jacente à tout cela, il y avait son intense conscience du tissu de Basilica elle-même. Elle adorait la cité, mais elle la connaissait si bien, se concentrait si étroitement sur elle qu’elle n’avait strictement aucune idée des relations qu’entretenait Basilica avec le reste du monde. Elles étaient trop vastes, trop impersonnelles.
Luet tenta quand même d’en discuter avec elle, mais Hushidh s’endormit presque aussitôt. Impossible de lui en vouloir ; l’aube était presque là et il leur avait manqué plusieurs heures de sommeil en milieu de nuit. Luet elle-même aurait dû être en train de dormir.
Si seulement je pouvais parler à Nafai ou Issib. À Nafai, surtout ; lui peut communiquer avec Surâme quand il est éveillé. Il ne reçoit peut-être pas mes visions, il ne voit pas avec la pénétration et la limpidité d’une sibylle, mais au moins il obtient des réponses, simples et pratiques. Et il n’est pas obligé de s’endormir pour ça. Ah, si seulement il était ici ! Mais Surâme l’a envoyé avec son père et tous ses frères dans le désert ; c’est là que Smelost aurait dû partir, il n’y a pas de doute. Auprès de Nafai, pour autant qu’on sache où il est.