Enfin, très longtemps après, les pensées exaspérées de Luet se brouillèrent et sombrèrent dans le chaos du sommeil ; et de son repos troublé monta un rêve, un rêve qu’elle n’oublierait pas car il avait sa source en dehors d’elle-même, et son sens ne devait rien aux aveugles décharges synaptiques de son cerveau endormi.
« Réveille-toi, dit Hushidh.
— Mais je suis réveillée ! protesta Luet.
— Ça fait deux fois que tu me réponds ça, Lutya, et chaque fois tu te rendors. C’est le matin et ça va encore plus mal qu’on ne le croyait.
— Si c’est ce que tu m’as annoncé chaque fois que je me suis réveillée, pas étonnant que je me sois rendormie !
— Tu as assez roupillé. » Et Hushidh entreprit de lui raconter tout ce qui s’était passé chez Kokor dans la nuit.
Luet avait du mal à concevoir que de telles choses puissent arriver – surtout à des gens liés à la maison de Rasa. Mais il ne s’agissait pas de simples rumeurs. « Alors, c’est pour ça que Vas a emmené Rasa ? dit-elle.
— C’est fou ce que tu as l’esprit vif le matin ! »
Les pensées de Luet étaient si paresseuses qu’elle ne se rendit pas tout de suite compte qu’Hushidh faisait de l’ironie. « J’étais en train de rêver », dit-elle pour expliquer la lenteur de sa réaction.
Mais Hushidh ne s’intéressait pas à son rêve. « Pour cette pauvre tante Rasa, le cauchemar commence au réveil. »
Luet s’efforça de trouver un élément positif dans tout cela. « Au moins, elle a la consolation de savoir que Kokor et Sevet avaient été placées comme nièces chez Dhelembuvex ; ça n’éclaboussera pas sa maison…
— Ça n’éclaboussera pas… ! Mais voyons, ce sont ses filles, Lutya ! Et tatie Dhel était tout le temps fourrée ici avec elles pendant leur apprentissage dans sa maison ! Ça n’a rien à voir avec leur éducation. Voilà ce que c’est d’être les filles de Gaballufix ! Mais quand même, quelle ironie que la nuit de sa mort une de ses filles coupe le sifflet à l’autre d’un coup de poing !
— C’est la douceur du miel qui coule de tes lèvres à chaque mot que tu prononces, Shuya. »
Hushidh lui lança un regard noir. « Tu n’as jamais aimé non plus les filles de tante Rasa, alors ne viens pas jouer les saintes nitouches avec moi ! »
En fait, Luet ne s’était jamais beaucoup intéressée aux filles de Rasa. Elle était trop jeune les derniers temps de leur séjour chez elle. Mais Hushidh, plus âgée, avait des souvenirs précis de l’ambiance que créait leur présence permanente, avec Kokor qui suivait les cours et des prétendants qui papillonnaient autour d’elles deux. Hushidh aimait à dire en plaisantant que le taux de phéromones n’aurait pas été plus élevé dans un bordel, mais le dégoût que lui inspiraient Kokor et Sevet n’avait rien à voir avec la séduction qu’elles exerçaient sur les hommes. Non, il venait de la jalousie mauvaise qu’elles éprouvaient envers les filles qui gagnaient l’amour et le respect de Rasa. Hushidh n’était pas leur rivale, mais cela ne les avait pas empêchées de la persécuter impitoyablement, de se moquer d’elle quand les professeurs avaient le dos tourné, au point qu’elle s’était quasiment transformée en un fantôme qui se cachait jusqu’au moment des cours pour s’enfuir juste après, qui évitait les repas, les fêtes et les parties de jeu ; et cela avait duré jusqu’au jour où Kokor et Sevet avaient enfin pris époux à un âge heureusement fort tendre – respectivement quatorze et quinze ans – et quitté la maison. À cette époque déjà, Sevet était une chanteuse remarquée et ses exercices – ainsi que ceux de Kokor – avaient empli la maison de chants d’oiseaux. Mais ni elle ni Kokor n’avaient introduit de véritable musique dans la maisonnée de Rasa ; c’est plutôt avec leur départ qu’enfin la musique avait fait son retour. Et Hushidh demeura timide et réservée avec tout le monde, sauf avec Luet. Voilà pourquoi Hushidh était plus intéressée que sa sœur quand les filles de Rasa jouaient jusqu’à son dénouement quelque amère tragédie. Luet, elle, n’en était touchée que dans la mesure où l’affaire attristerait tante Rasa.
« Shuya, tout ça, c’est de la matière à potins, rien de plus. Que dit-on à propos du soldat ? Et de la mort de Gaballufix ? »
Hushidh baissa les yeux ; elle le savait bien, Luet la réprimandait de donner la priorité à des questions sans importance ; mais elle accepta la rebuffade et ne chercha pas à se défendre. « On dit que Smelost conspirait depuis le début avec Nafai. Rashgallivak exige que le conseil ouvre une enquête pour déterminer qui a aidé Smelost à s’échapper de la cité, alors qu’il n’y avait aucun mandat ni rien contre lui quand il est parti. Rasa, elle, ne va réussir qu’à faire placer la garde municipale sous l’autorité des Palwashantu. C’est plutôt moche, tout ça.
— Et si on arrêtait tante Rasa pour complicité avec Smelost ? dit Luet.
— Complicité de quoi ? » rétorqua Hushidh. C’était maintenant Hushidh la Déchiffreuse qui parlait de la cité de Basilica et non plus Shuya l’écolière rapportant une histoire scabreuse sur ses tortionnaires. Luet apprécia le changement, même s’il fallait supporter la stupéfaction théâtrale d’Hushidh devant le manque de perspicacité de sa sœur. « Tu crois que les gens sont complètement fous ? Rashgallivak aura beau essayer de se les rallier, il n’a rien d’un Gaballufix ; il n’a pas le magnétisme personnel qu’il faut pour obliger les populations à le suivre bien longtemps. Tante Rasa lui opposera le sien au conseil et ailleurs.
— Oui, j’imagine, dit Luet. Mais Gaballufix avait tellement de soldats, et maintenant qu’ils sont tous à Rashgallivak…
— Rash n’a pas de relations valables, répondit Hushidh. On l’a toujours apprécié et respecté, mais en tant qu’intendant uniquement – et intendant de Wetchik, en particulier –, si bien qu’il y a peu de chances qu’on lui rende immédiatement tous les honneurs dus au Wetchik, et encore moins le respect qu’on marquait à Gaballufix en tant que chef des Palwashantu. Il n’a pas la moitié du pouvoir qu’il croit posséder ; mais il en a suffisamment tout de même pour créer des troubles, et ça, c’est très inquiétant. »
Enfin bien réveillée, Luet sortit de son lit. Un souvenir lui revint. « J’ai rêvé.
— Oui, je sais. » Puis Hushidh comprit ce qu’elle voulait dire. « Ah ! C’est un peu tard, tu ne crois pas ?
— Ce n’était pas à propos de Smelost, mais de quelque chose de… de très étrange. Et pourtant, j’ai l’impression que c’était plus important que tout ce qui se passe en ce moment.
— Un vrai rêve ? demanda Hushidh.
— Je n’en suis jamais absolument sûre, mais je crois bien. Je m’en souviens si nettement qu’il doit venir de Surâme.
— Alors, raconte-le moi pendant qu’on va prendre le petit-déjeuner. Il est presque midi, mais tante Rasa a ordonné à la cuisinière de nous laisser manger parce qu’on est restées debout la moitié de la nuit. »
Luet enfila une robe, des sandales et suivit Hushidh dans les escaliers qui menaient à la cuisine. « J’ai rêvé d’anges qui volaient.
— Des anges ! Et c’est censé signifier quoi, sauf que tu es superstitieuse quand tu dors ?