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« Non, c’est autre chose, insista Luet. Potokgavan, peut-être.

— Ou les hommes de Gaballufix, tout simplement, répondit Hushidh. Les tolchocks et aussi ses soldats avec leurs affreux masques.

— Ou alors quelque chose qui reste à venir. » Puis, d’un air désespéré : « À moins que ça n’ait absolument rien à voir avec Basilica. Qui sait ? Mais c’était mon rêve, voilà.

— En tout cas, il ne nous indique pas où il aurait fallu envoyer Smelost ! »

Luet haussa les épaules. « Surâme nous croyait peut-être assez malignes pour découvrir ça sans elle.

— Et elle avait raison ?

— Je n’ai pas l’impression, répondit Luet. C’est une erreur de l’avoir expédié chez les Gorayni.

— Moi, je n’en sais rien, dit Hushidh. Mais manger ton pain sec… ça, c’est une erreur !

— Pas pour nous autres qui possédons des dents, rétorqua Luet. On n’est pas obligées de tremper et de retremper notre pain pour le rendre mangeable. »

Ce qui dégénéra en une dispute pour rire où fusèrent les arguments les plus bêtes et les plus bruyants, jusqu’à ce que la cuisinière mette enfin les deux sœurs à la porte ; ça tombait bien, puisqu’elles avaient fini de déjeuner, de toute façon. Quel plaisir, quelques minutes durant, de jouer ensemble comme des enfants ! Car, elles s’en rendaient bien compte, elles allaient être entraînées pour le meilleur ou pour le pire par le tourbillon des événements qui s’était formé dans Basilica et ses environs. Elles n’en avaient guère envie, évidemment ; mais leurs dons les rendaient nécessaires à la cité et elles la serviraient de leur mieux.

Obéissant à son sens du devoir, Luet se rendit au conseil municipal et y raconta son rêve, qu’on enregistra soigneusement avant de le remettre aux femmes de sagesse qui l’étudieraient pour en découvrir les différents sens et présages. Luet leur livra également l’interprétation d’Hushidh ; on la remercia gracieusement en lui faisant comprendre que c’était très bien d’avoir des rêves – c’était à la portée de n’importe quel crétin – mais qu’il fallait une authentique experte pour comprendre ce qu’ils signifiaient.

À Khlam, et pas dans un rêve

La tempête brûlante et sèche venait du nord-ouest, c’est-à-dire qu’ayant traversé le désert, elle n’apportait pas la moindre humidité mais du sable et de la poussière. Elle apportait aussi, disait-on, les os finement broyés des hommes et des animaux qu’elle avait surpris à mille kilomètres de là, la poudre de leur chair et, si on écoutait attentivement, les hurlements de leurs âmes que le vent roulait éternellement sans jamais les déposer ni au paradis ni en enfer. Les montagnes bloquaient le plus gros de la tempête, mais les tentes de l’armée de Mouj tremblaient et chancelaient quand même les rabats claquaient, les bannières dansaient follement, et de temps en temps un des abris de toile s’arrachait pour rouler pêle-mêle, piquets et tissu enchevêtrés, le long de l’avenue de terre piétinée qui passait au milieu du camp, un malheureux soldat souvent lancé à sa poursuite.

Le vaste pavillon de Mouj tremblait également, malgré la bénédiction qu’y avait apposée l’Impérator. Bien entendu, la bénédiction était parfaitement efficace… mais Mouj avait tout de même veillé à ce que les piquets soient vigoureusement enfoncés et à bonne profondeur. Assis à sa table, avec une bougie pour tout éclairage, il contemplait d’un air songeur la carte étalée devant lui. Elle montrait toutes les terres qui bordaient les côtes occidentales de la mer Géotrope. Au nord, les territoires des Gorayni étaient délinéés en rouge, les territoires de l’Impérator, lequel était naturellement l’incarnation de Dieu sur Harmonie et par là habilité à régner sur toute l’humanité, etc., etc. En esprit, Mouj traça les frontières invisibles de nations au moins aussi anciennes, et pour certaines plus encore, que celle des Gorayni, toutes avec un passé plein de gloire, des nations qui n’existaient plus, que personne ne pouvait même plus se rappeler parce que prononcer leur nom valait trahison et que dessiner leurs anciens confins sur cette carte signifierait la mort.

Mais Mouj n’en avait pas besoin. Il connaissait les frontières de sa terre natale de Pravo Gollossa, le pays des Sotchitsiya, sa tribu. Ils étaient arrivés par le nord, de l’autre côté du désert, un millier d’années avant les Gorayni, mais ils avaient appartenu autrefois à la même race et parlé la même langue. Dans les vertes et luxuriantes vallées des monts Skrejet, les Sotchitsiyas étaient installés, mettant un terme à la fois à leur errance et à leurs guerres, pour former une nation d’hommes libres, ils acquirent des connaissances auprès des peuples qui les entouraient ; pas auprès des Ploshudu, ni des Khlami ni des Izmennikoy, car c’étaient de rudes montagnards sans culture, seulement pourvus de muscles et du désir de survivre en dépit de tout. Non, les Sotchitsiya, le peuple de Pravo Gollossa, avaient appris auprès des marchands qui venaient chez eux de Seggidugu, d’Ulye, des cités de la Plaine ; et surtout des caravaniers en provenance de Basilica, avec leurs chansons et leurs graines étranges, leurs images emprisonnées dans le verre et leurs outils ingénieux, leurs tissus stupéfiants dont les couleurs changeaient suivant l’heure du jour et leurs poèmes, leurs histoires qui enseignèrent aux Sotchitsiya avec quelle sagesse et quel raffinement des hommes et des femmes parlaient, pensaient, rêvaient – vivaient.

C’était là le titre de gloire de Pravo Gollossa, car de ces caravaniers, les Sotchitsiya avaient eu l’idée d’un conseil, avec des décisions prises par le vote des conseillers, eux-mêmes choisis par le suffrage des citoyens. Mais c’est aussi par ces caravaniers qu’ils avaient entendu parler d’une cité gouvernée par des femmes, où les hommes n’avaient même pas le droit de posséder de la terre… et qui pourtant ne s’effondrait pas malgré l’incapacité des femmes à gouverner ; les hommes ne se révoltaient pas pour s’emparer de la cité, et non seulement les femmes avaient le droit de voter, mais aussi de divorcer de leur mari au bout de chaque année et d’épouser quelqu’un d’autre si elles le souhaitaient. La pression constante de ces idées avait fini par briser les Sotchitsiya et par transformer leurs guerriers et leurs chefs, si puissants autrefois, en benêts au cœur veule, si bien qu’aux jours de l’arrière-grand-père de Mouj ils avaient donné le droit de vote aux femmes et en avaient placé à leur tête.

Alors, les Gorayni étaient arrivés, car ils savaient que les Sotchitsiya avaient fini par devenir des femmes dans leur cœur et ne méritaient plus d’être libres. Ils avaient fait avancer leur grande armée près de la frontière, et le conseil – qui comptait autant d’hommes que de femmes, mais ne formait néanmoins qu’un groupe de femmes – avait voté contre le combat et pour la reconnaissance de la suzeraineté des Gorayni si ces derniers permettaient aux femmes de gouverner elles-mêmes Pravo Gollossa en tout, sauf dans les domaines militaires. Il s’agissait d’une reddition sans nom, de l’ultime castration des Sotchitsiya, de leur humiliation à la face du monde, et c’est le propre arrière-grand-père de Mouj qui en avait rédigé les termes.

Cinquante ans durant, le traité avait tenu ; les Sotchitsiya se gouvernaient eux-mêmes. Mais peu à peu l’armée gorayni avait élargi ses prérogatives à des affaires de plus en plus nombreuses, jusqu’à ce qu’enfin le conseil ne fût plus qu’un ramassis de vieux et de vieilles apeurés qui, même pour pisser, devaient en demander la permission à l’Impérator. Ce n’est qu’à cette époque que certains Sotchitsiya se rappelèrent leur virilité, ils chassèrent les femmes qui les dirigeaient, proclamèrent qu’ils formaient à nouveau une tribu, qu’ils redevenaient nomades du désert, et ils jurèrent de combattre les Gorayni jusqu’au dernier. Il fallut trois jours aux Gorayni pour défaire sur le champ de bataille ces rebelles courageux mais inexpérimentés et une année encore pour les traquer et les exterminer dans les montagnes. Par la suite, on ne chercha même plus à feindre que les Sotchitsiya eussent des droits. Il était interdit de parler leur dialecte ; les enfants surpris en faute avaient le privilège de voir leurs parents se faire trancher la langue d’un centimètre à chaque infraction. Seuls de rares Sotchitsiya se rappelaient encore leur parler et la plupart étaient vieux et souvent dépourvus de langue.