Mais Mouj se souvenait. Mouj possédait la langue sotchitsiya au fond de son cœur. Il avait beau être le plus dangereux des généraux de l’Impérator, celui qui comptait le plus de victoires à son actif, il savait en lui-même que sa vraie langue était le sotchitsiya, pas le gorayni. Et même si ses nombreux succès au combat avaient placé les grandes nations côtières d’Uslavat et d’Ulye sous la coupe de l’Impérator, même si son habile stratégie avait fait plier le genou aux royaumes des monts épineux de Plosh et de Khlam sans même une seule bataille rangée, Mouj avait un secret : il méprisait l’Impérator et le défiait intérieurement.
Car Mouj savait que l’Impérator était réellement Dieu incarné, et ceci parce que mieux que beaucoup, Mouj sentait le pouvoir de Dieu qui cherchait à le dominer. Cela avait commencé dans sa jeunesse, quand il s’efforçait de se faire une place dans l’armée gorayni. Dieu ne lui parlait pas quand il apprenait à devenir un soldat fort, aux bras et aux cuisses lourds de muscles, capable d’enfoncer une hache de combat dans le dos d’un ennemi et de le couper en deux. Mais quand Mouj s’imaginait en officier, en général, à la tête de ses armées, alors s’abattait sur lui un sentiment d’épaisse stupidité qui lui donnait envie d’oublier ces rêves. Mouj n’était pas dupe ; Dieu savait sa haine de l’Impérator et avait décidé qu’un Mouj n’aurait jamais d’autre puissance que la force de ses bras.
Mais Mouj refusait de capituler. Chaque fois qu’il sentait Dieu tenter de chasser une idée de son esprit, il s’y cramponnait ; il l’écrivait, la mémorisait, il en faisait un poème en langue sotchitsiya afin de ne jamais l’oublier. Et ainsi, peu à peu, il bâtit dans son cœur ses propres lois de la guerre, guidé par Dieu à chaque pas, car si Dieu cherchait à l’empêcher de penser à quelque chose, il savait que c’était précisément à cela qu’il devait réfléchir, profondément et avec soin.
C’est ce mépris secret de Dieu qui tira Mouj du rang et le fit capitaine alors que son régiment risquait de se faire rattraper par les pirates de Revis. Tous les officiers avaient été tués et, quand il eut l’idée de prendre le commandement des quelques hommes qui restaient et de les lancer à l’assaut du flanc des Reviti déchaînés et victorieux, il ressentit l’hébétude qui lui indiquait toujours que Dieu lui interdisait de poursuivre son idée. Aussi Le fit-il taire en poussant un grand cri, puis il mena ses hommes en une charge intrépide qui terrifia tant les pirates qu’ils rompirent les rangs et se débandèrent ; les Gorayni survivants reprirent alors courage et, au bout d’une poursuite acharnée, ils les rejoignirent sur la berge du fleuve où ils les massacrèrent tous et brûlèrent leurs vaisseaux. On avait fait un triomphe à Mouj dans la cité de Gollod elle-même, où l’Impérator avait oint ses cheveux de beurre de chamelle et fait de lui un héros des Gorayni. Mais dans son cœur, Mouj savait qu’aux yeux de Dieu, cette victoire aurait dû revenir à quelque loyal fils des Gorayni. Eh bien, dommage pour l’Impérator : si Dieu incarné ne comprenait pas qu’il venait d’oindre les cheveux de son ennemi, tant pis pour lui.
Petit à petit, Mouj s’était élevé dans la hiérarchie militaire pour se retrouver à présent à la tête d’une immense armée. À vrai dire, la majorité de ses troupes étaient pour l’instant cantonnées à Ulye, car l’Impérator avait ordonné qu’on retarde l’attaque de Nakavalnu jusqu’au retour du temps calme, d’ici un mois, où l’on pourrait utiliser les chars au mieux. À Khlam, où il se trouvait, il ne disposait que d’un régiment, mais il n’avait pas besoin de plus. Menant les Gorayni toujours plus loin, il s’emparerait des nations côtières les unes après les autres jusqu’à ce que toutes leurs cités soient tombées. Alors, il affronterait les armées de Potokgavan.
Et ensuite ? Eh bien, certains jours, Mouj songeait à prendre sa vengeance en orchestrant une défaite complète, absolue, des armées gorayni. Il rassemblerait toute leur puissance militaire en un seul lieu et trouverait le moyen de l’anéantir en se sacrifiant lui-même. Alors, une fois les Gorayni abattus et Potokgavan maître de la plaine… alors, les Sotchitsiya se soulèveraient et reprendraient leur liberté.
Mais à d’autres moments, Mouj se voyait détruisant l’armée de Potokgavan, si bien qu’il ne resterait plus un seul opposant sur la côte occidentale de la mer Géotrope pour contester la suprématie des Gorayni. Alors il se retrouverait devant l’Impérator et quand celui-ci se pencherait pour lui passer le beurre de chamelle dans les cheveux, Mouj lui trancherait la tête avec un couteau de chasse, puis il s’emparerait de la coiffe en bosse de chameau, s’en couronnerait et proclamerait que l’empire conquis par un Sotchitsiya serait désormais gouverné par un Sotchitsiya. Ce serait lui l’Impérator, et au lieu de l’incarnation de Dieu, il se ferait l’ennemi de Dieu, et la Renommée proclamerait que les Sotchitsiya étaient désormais les plus grands des hommes et non plus une nation de femmes.
Ainsi rêvait-il tandis qu’il étudiait la carte, cependant que la tempête projetait du sable contre sa tente et cherchait à l’arracher du sol.
Il sortit soudain de sa rêverie. Le son avait changé. Il n’y avait pas que le vent ; quelqu’un grattait à sa porte. Qui pouvait être assez stupide pour sortir par ce temps ? Il ressentit une brusque terreur : et si c’était l’assassin envoyé par l’Impérator pour prévenir la perfidie que Dieu avait sûrement vue dans son cœur ?
Mais quand il décrocha le rabat et l’ouvrit, ce ne fut pas un assassin qui entra dans un jaillissement de sable et de vent brûlant. Non, c’était Plod, son meilleur ami, son compagnon d’armes, avec un autre homme, un étranger vêtu d’une tenue militaire inconnue de Mouj.
Plod referma lui-même la tente – il eût été inconvenant que Mouj le fit, avec un officier subalterne présent pour s’en occuper. Mouj eut donc quelques instants pour étudier l’inconnu. Ce n’était pas un soldat, pas vraiment ; sa cuirasse était certes solide, son épée tranchante, ses vêtements de belle façon, et il se tenait comme un homme. Mais sa peau paraissait douce et ses muscles n’avaient visiblement jamais manié l’épée au combat. C’était le genre de soldat qui monte la garde devant un palais ou sur une route à péage, qui rudoie les gens ordinaires mais n’a jamais à supporter la charge d’une horde d’ennemis, à courir derrière un char, à massacrer quiconque échappe aux lames qui vrombissent aux roues des chars.
« Quelle porte gardes-tu ? » demanda Mouj.
Une expression effrayée passa sur les traits de l’homme qui se retourna vers Plod d’un air interrogateur.
Celui-ce se contenta de rire. « Mais non, personne ne lui a rien dit, mon pauvre ami ! Croyais-tu pouvoir rencontrer le général Vozmujalnoy Vozmojno en face et conserver quelque secret pour lui ?
— Mon nom est Smelost, dit le soldat trop mou, et j’apporte une lettre de dame Rasa de Basilica. »
Il prononça le nom comme si Mouj devait le connaître. Les voilà bien, ces citadins : ils croyaient que renommée dans leur cité signifiait renommée dans le monde entier.