Mouj prit la lettre qu’on lui tendait. Elle n’était naturellement pas écrite dans l’alphabet moulé des Gorayni, qu’ils avaient d’ailleurs volé aux Sotchitsiya bien des siècles auparavant. Non, elle était rédigée dans la cursive verticale et fleurie de Basilica. Mais Mouj, homme instruit, put la lire sans difficulté.
« Apparemment, cet homme est notre ami, mon cher Plod, dit-il. Sa vie est en danger à Basilica parce qu’il a aidé un assassin à s’enfuir ; mais l’assassin lui-même était notre ami, puisqu’il a tué un homme du nom de Gaballufix qui était favorable à l’alliance de Basilica avec Potokgavan, afin de mener les cités de la Plaine en guerre contre nous.
— Ah, dit Plod.
— Oui. Et dire que nous ne nous étions jamais doutés du nombre de chers et tendres amis que nous avions à Basilica ! »
Plod éclata de rire.
Smelost paraissait très mal à son aise.
« Assieds-toi, dit Mouj. Nous sommes entre amis, tu n’as plus rien à craindre. Trouve-lui de la bière, veux-tu, Plod ? Ce n’est peut-être qu’un simple soldat, mais il nous apporte une lettre d’une dame raffinée qui n’éprouve qu’amour et sollicitude pour l’Impérator. »
Plod alla décrocher une fiasque d’un poteau et l’apporta à Smelost, qui la contempla d’un air perplexe.
Mouj éclata de rire, lui prit la fiasque des mains et lui montra comment la poser sur le bras, la renverser et laisser le flot de bière couler dans la bouche. « Oublie les verres de cristal, mon ami ! Tu n’es plus chez les dames de Basilica !
— J’avais remarqué, répondit Smelost.
— Cette lettre est bien sibylline, mon ami, reprit Mouj. Tu dois sûrement pouvoir nous en dire plus.
— Pas beaucoup, je le crains », dit Smelost en avalant une gorgée de bière. Elle était très légère et Mouj vit que l’homme ne la goûtait pas trop. Bah, aucune importance du moment qu’il absorbait assez de la drogue qu’elle contenait pour lui délier la langue. « Je suis parti avant que la situation ne se soit éclaircie. » Il mentait, bien entendu, dans l’idée qu’il ne devait pas en dire plus que dame Rasa dans sa lettre.
Mais Smelost ne tarda pas à surmonter ses réticences et à donner bien plus de détails qu’il ne le souhaitait. Cependant, Mouj eut soin de feindre d’en connaître la plupart, afin que Smelost n’eût pas l’impression d’avoir trahi des secrets quand il se rappellerait tout ce qu’il avait raconté au cours de cette conversation.
Il régnait manifestement une grande confusion à Basilica en ce moment, mais les zones du tableau qui intéressaient Mouj étaient parfaitement nettes : deux partis, l’un favorable à une alliance avec Potokgavan, l’autre contre, luttaient pour le contrôle de la cité ; aujourd’hui les chefs des deux partis étaient morts, assassinés au cours de la même nuit, peut-être par la même personne, bien que Smelost ne le pensât pas. Les accusations de meurtre volaient en tous sens ; un homme sans consistance dirigeait à présent un groupe de mercenaires qui devaient rôder librement dans les rues, tandis que les soupçons pesaient sur la garde municipale officielle à cause de l’homme ici présent, Smelost, qui avait laissé l’assassin supposé s’échapper de la cité.
« Mais qu’espérer d’autre d’une cité de femmes ? s’exclama Mouj une fois le récit terminé. Bien sûr qu’il y a du désordre ! Les femmes sont toujours désemparées quand la violence prend le dessus. »
Smelost lui lança un regard circonspect. Cette drogue que lui avait donnée Plod était parfaite : la victime se croyait habile et retorse alors même qu’elle vidait son cœur sur tous les sujets proposés ! Naturellement, Mouj s’était immunisé depuis des années contre ses effets, il n’avait donc pas hésité à boire une gorgée de la fiasque. Il avait aussi la certitude que Plod ignorait tout de cette immunité, et plus d’une fois il l’avait soupçonné de l’avoir drogué ; aussi Mouj s’était-il appliqué à lui faire quelques révélations, innocentes en réalité mais d’allure indiscrète. C’était en général son opinion personnelle sur d’autres officiers, mais jamais rien de compromettant : juste assez pour faire croire à Plod que la drogue avait opéré.
« Oh, ne te méprends pas, poursuivit Mouj. Je n’ai rien contre les femmes, mais c’est leur chimie intérieure qui les mène, n’est-ce pas ? Elle sont comme ça : quand la violence pointe, il faut qu’elles trouvent un mâle pour les protéger, sinon elles sont perdues. Tu n’es pas d’accord ? »
Smelost eut un sourire triste. « C’est que vous ne connaissez pas les femmes de Basilica, alors.
— Oh, mais si ! Je connais toutes les femmes, et celles que je ne connais pas, Plod les connaît ; n’ai-je pas raison, Plod ?
— Oh si ! » répondit Plod avec un grand sourire.
Le regard de Smelost s’assombrit, mais il ne dit rien.
« Les femmes de Basilica ont peur aujourd’hui, n’est-ce pas ? reprit Mouj. Elles ont peur et elles agissent sans réfléchir. Elles détestent tous ces soldats qui courent partout dans les rues. Elles redoutent ce qui arrivera si un homme fort ne vient pas les reprendre en main – mais elles redoutent tout autant ce qui arrivera si un homme fort se présente pour de bon. Qui sait comment les choses peuvent tourner une fois que la violence est là ? Le sang coule dans les rues de Basilica. La tête d’un homme a bu la poussière du pavé par les deux moitiés de son cou, comme nous disons à Gollod. La peur règne dans tous les cœurs féminins de Basilica, oui, elle y règne, et tu le sais très bien. »
Smelost haussa les épaules. « Bien sûr qu’elles ont peur. Qui ne serait pas effrayé ?
— Un homme, un vrai, répondit Mouj. Un homme, un vrai, reniflerait l’occasion inespérée. Un homme se dirait que quand les autres ont peur, celui qui parle hardiment a une chance de se hisser au sommet. Celui qui prend des décisions, celui qui agit, oui, qui agit, celui-là peut devenir le foyer de l’autorité, l’espoir des sans-espoir, la force des faibles, l’âme des mous ! Un homme agirait !
— Il agirait, répéta Smelost.
— Il agirait avec hardiesse, renchérit Plod.
— Et pourtant… tu viens chez nous porteur de la lettre d’une simple femme qui demande protection. » Mouj sourit, puis haussa les épaules.
Smelost se mit aussitôt sur la défensive. « Fallait-il que je passe en jugement pour avoir agi selon ma conscience ?
— Bien sûr que non. Quoi ? se faire juger par des femmes ? » Mouj regarda Plod avant d’éclater de rire ; Plod suivit son exemple et s’esclaffa à son tour. « Pour avoir agi comme un homme, avec intrépidité, avec courage… non, on ne peut te juger pour ça.
— Aussi, je suis venu, dit Smelost.
— Pour qu’on te protège. Afin d’assurer ta sécurité personnelle pendant que ta cité tremble. »
Smelost se dressa d’un bond. « Je ne suis pas venu ici pour me faire insulter ! »
L’instant d’après, il se retrouvait avec l’épée de Plod posée sur la gorge. « Quand le général de l’Impérator est assis, tous les hommes sont assis ou bien ils reçoivent le traitement réservé aux assassins. »
Smelost reprit place sur son siège avec précaution.
« Pardonne à mon très cher ami Plod, dit Mouj. Je sais que tu ne pensais pas à mal. Après tout, tu es venu chez nous pour te mettre en sécurité, pas pour déclencher une guerre ! » Mouj éclata de rire sans quitter Smelost des yeux, jusqu’à ce que celui-ci s’oblige à rire lui aussi.
Être forcé de se moquer de lui-même pour avoir cherché à se protéger au lieu d’agir en homme le dégoûtait visiblement.
« Mais peut-être me suis-je mépris, reprit Mouj. Tu n’es peut-être pas venu, comme le dit la lettre, uniquement pour toi-même. Tu as peut-être un plan, un moyen d’aider ta cité, un stratagème grâce auquel tu pourrais calmer les craintes des femmes et les garder du chaos qui les menace ?