— Je n’ai aucun plan, répondit Smelost.
— Ah. À moins que tu n’aies pas encore assez confiance en nous pour nous en faire part. » Mouj prit un air peiné. « Je comprends. Nous sommes des inconnus et c’est ta cité qui est en jeu, une cité que tu aimes plus que la vie même. Par ailleurs, ce que tu exigerais de nous serait bien plus que ce qu’un simple soldat oserait demander à un général des Gorayni. Je ne te presserai donc pas plus aujourd’hui. Va, Plod t’accompagnera à une tente où tu pourras boire et dormir, puis te baigner et manger quand la tempête s’apaisera. Ensuite, tu te sentiras peut-être assez en confiance pour me dire ce que tu attends de nous pour sauver de l’anarchie ta cité bien-aimée. »
Dès qu’il eut fini de parler, Mouj fit un léger signe de la main, puis s’appuya d’un coude sur le bras de son fauteuil en feignant une vague tristesse devant le silence de Smelost. Plod aperçut naturellement le signal de la main et fit aussitôt sortir le soldat au cœur de la tempête.
À peine furent-ils dehors que Mouj bondit et se pencha sur sa table pour étudier la carte. Basilica… Très loin au sud, mais située dans le secteur le plus haut des montagnes, tout contre le désert, si bien qu’il devrait être possible d’y accéder en traversant les monts. En deux jours, s’il ne prenait que quelques centaines d’hommes et les faisait avancer à marche forcée, en deux jours il pourrait facilement se rendre maître de la plus grande cité de la côte occidentale, la cité dont la langue était devenue, grâce aux caravaniers, l’argot commercial de chaque ville et de chaque nation depuis Potokgavan jusqu’à Gorayni. Que Basilica ne possédât pas de véritable armée n’avait aucune importance ; les apparences, voilà ce qui compterait pour les cités de la Plaine – et pour Potokgavan. Ils ignoreraient à quel point l’armée gorayni était réduite et faible ; tout ce qu’ils sauraient, c’est que le grand général Vozmujalnoy Vozmojno avait, à la faveur d’une marche dérobée, conquis une cité de légende et de mystère, et qu’à présent, au lieu de se trouver à cent cinquante kilomètres au nord, au-delà de Seggidugu, il les menaçait, capable d’observer leurs moindres mouvements du haut des tours de Basilica.
Ce serait un choc terrible. Potokgavan saurait parfaitement que Vozmujalnoy Vozmojno verrait sa flotte arriver et disposerait donc de tout son temps pour faire descendre ses hommes de Basilica et massacrer son armée lorsqu’elle tenterait de prendre pied sur terre, et l’ennemi n’oserait jamais envoyer une expédition de renfort aux cités de la Plaine. Quant aux cités elles-mêmes, elles se rendraient l’une après l’autre et Seggidugu se retrouverait bientôt encerclée, sans espoir de secours de la part des Potoku. Tous accepteraient une paix sans conditions, il n’y aurait sans doute même pas de combat ; ce serait une victoire totale remportée sans coup férir, tout cela parce que Basilica était en proie au chaos et qu’un soldat était venu faire part de cette splendide opportunité à Vozmujalnoy Vozmojno.
Le rabat de la tente se rouvrit et Plod rentra. « La tempête se calme, dit-il.
— Parfait.
— Eh bien, qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
— Pardon ?
— Ces inepties que tu as racontées au soldat basilicain, voyons ! »
Mouj n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait Plod. Un soldat basilicain ? Il n’avait jamais vu de soldat basilicain de sa vie !
Mais le regard de Plod se posa brièvement sur un des sièges et Mouj se rappela alors qu’il n’y avait pas si longtemps, quelqu’un s’y était assis. Quelqu’un… un soldat basilicain ? Ça devait être important. Comment avait-il pu l’oublier ?
Je n’ai pas oublié, se dit Mouj. Je n’ai rien oublié. Dieu a parlé, Dieu a voulu me rendre stupide, mais je refuse. Je n’obéirai pas sous la contrainte.
« Et toi, comment vois-tu la situation ? » demanda-t-il. Il ne fallait surtout pas que Plod pût croire Mouj victime de confusion mentale ou de troubles de mémoire.
« Bah, Basilica est loin, répondit Plod. Que nous donnions asile à cet homme, le tuions ou le renvoyions chez lui, ça n’a pas grande importance. Que représente Basilica pour nous ? »
Pauvre imbécile, songea Mouj. Voilà pourquoi tu n’es que le meilleur ami du général et non le général lui-même, alors que tu en rêves, je le sais bien. Mouj, lui, n’ignorait pas ce que Basilica représentait. C’était la cité de femmes dont l’influence avait châtré ses ancêtres, qui leur avait coûté leur liberté et leur honneur. C’était également la grande citadelle qui dominait les cités de la Plaine. Si Mouj parvenait à s’en emparer, il n’aurait pas une seule bataille à livrer ; ses ennemis s’effondreraient devant lui. Était-ce là le plan qu’il avait formé et que Dieu cherchait à lui faire oublier ?
« Écris », dit-il.
Plod ouvrit son ordinateur et se mit à taper sur les touches pour enregistrer les paroles de Mouj.
« Quiconque est maître de Basilica est maître des cités de la Plaine.
— Mais, Mouj, Basilica n’a jamais exercé aucune hégémonie sur ces cités !
— Oui, parce que c’est une cité de femmes, répliqua Mouj. Mais gouvernée par un homme que soutient une armée, ce serait une autre histoire.
— Encore faudrait-il pouvoir y aller, dit Plod. Il y aurait tout Seggidugu à traverser ! »
Mouj étudia la carte et une autre partie de son plan lui revint à l’esprit. « On passerait par le désert.
— Quoi ? En plein mois des tempêtes d’ouest ? s’écria Plod. Mais les hommes refuseraient d’obéir !
— Dans les montagnes, on peut s’abriter. Et il y a quantité de routes.
— Pas pour une armée, protesta Plod.
— Pas pour une grande armée, attention, répliqua Mouj, qui réinventait son plan au fur et à mesure de la conversation.
— Tu ne tiendrais jamais Basilica face à Potokgavan avec une armée trop restreinte. »
Mouj s’absorba encore un moment dans l’étude de la carte. « Oui, mais les Potoku n’attaqueront jamais si nous tenons déjà Basilica. Ils ignoreront tout de notre armée, mais ils sauront en revanche que de là, nous embrassons toute la côte d’un coup d’œil. Alors, où oseront-ils faire accoster leur flotte, sachant que nous pouvons les voir de loin et les attendre à l’arrivée pour les mettre en pièces ? »
Plod termina de taper sur les touches, puis examina la carte à son tour. « Il y a de l’idée là-dedans », admit-il.
De l’idée ? songea Mouj. J’ignore totalement pourquoi j’ai ce plan dans la tête ; mais il paraît qu’un soldat basilicain s’est présenté ici. Que diable m’a-t-il dit ? Et quelle valeur a ce plan ?
« Et avec le désordre qui règne à Basilica en ce moment, tu parviendrais sans doute à t’emparer de la cité. »
Le désordre qui règne à Basilica. Parfait. Donc je ne me trompais pas : le soldat basilicain m’a mis au courant d’une bonne occasion, apparemment.
« Oui, poursuivit Plod. Et nous avons une excuse toute trouvée pour agir : nous ne venons pas en envahisseurs, mais pour sauver le peuple de Basilica des mercenaires qui rôdent dans ses rues. »
Des mercenaires ? Ridicule ! Pourquoi y aurait-il des mercenaires en liberté dans Basilica ? Y avait-il eu un conflit ? Allons ! Dieu n’avait jamais effacé la mémoire de Mouj au point qu’il oublie une guerre !
« Et la provocation directe : les meurtres, disait Plod. Le sang coulait déjà, il nous a donc fallu intervenir pour faire cesser le massacre. Oui, ça suffira, comme justification. Personne ne pourra nous reprocher d’attaquer la cité des femmes si nous intervenons pour les protéger des effusions de sang. »