Voilà donc mon plan, pensa Mouj. Il est très bon, en vérité. Même Dieu ne pourra pas m’empêcher de le mettre à exécution. « Couche tout ça par écrit, Plod, et fais rédiger des ordres détaillés par mes aides de camp pour une marche de mille hommes en quatre colonnes à travers les montagnes. Pas plus de trois jours de vivres ; les hommes pourront ainsi les transporter eux-mêmes.
— Trois jours ! s’exclama Plod. Et si quelque chose tourne mal ?
— S’ils savent qu’ils n’ont à manger que pour trois jours, mon cher Plod, les hommes avanceront très vite, crois-moi, et ne se laisseront retarder par rien.
— Et si la situation a changé à Basilica quand nous arriverons ? Si nous rencontrons une résistance acharnée ? Les murailles de la cité sont hautes, épaisses, et les chars inutilisables sur ce terrain.
— Eh bien, dans ce cas-là, ce sera plutôt un bien que nous n’ayons pas pris de chars, n’est-ce pas ? Sauf un, peut-être, pour mon entrée triomphale dans la cité… au nom de l’Impérator, s’entend.
— Quand même, il est très possible qu’ils résistent, et nous, nous serons là sans réserves de vivres ou presque ! On aura du mal à les assiéger !
— Inutile de les assiéger. Nous n’aurons qu’à leur demander d’ouvrir les portes et les portes s’ouvriront.
— Et pourquoi ?
— Parce que je le dis, répliqua Mouj. Me suis-je déjà trompé auparavant ? »
Plod hocha la tête. « Jamais, mon cher ami, mon général bien-aimé. Mais le temps que nous recevions la permission de l’Impérator pour aller là-bas, le désordre des rues de Basilica risque fort de s’être calmé et il faudra une armée de bien plus de mille hommes pour résoudre la question. »
Mouj lui jeta un regard surpris. « Pourquoi attendrions-nous la permission de l’Impérator ?
— Parce que l’Impérator t’a interdit de mener aucune attaque avant la fin de la saison des tempêtes.
— Pas du tout, rétorqua Mouj. L’Impérator m’a interdit d’attaquer Nakavalnu et Izmennik. Mais je ne les attaque pas ; je les longe sur leur flanc gauche et je traverse les montagnes comme le vent jusqu’à Basilica, et là encore je n’attaque personne ; au contraire, je pénètre dans la cité pour rétablir la paix au nom de l’Impérator. Rien qui enfreigne ses ordres. »
Plod s’assombrit. « Tu interprètes les paroles de l’Impérator, mon général, et cela, seul l’intercesseur a le droit de le faire.
— Tout soldat et tout officier doit interpréter les ordres qu’on lui donne. On m’a expédié dans ces terres du Sud pour conquérir toute la côte occidentale de la mer Géotrope : tel est l’ordre que l’Impérator m’a adressé, à moi et à moi seul. Si je ne saisissais pas cette occasion que Dieu m’a envoyée » – tu parles ! – « c’est alors que je ferais preuve de désobéissance !
— Mon cher ami, noble générai parmi les nobles généraux des Gorayni, je te supplie de ne pas tenter cette aventure. L’intercesseur n’y verra sûrement pas un esprit d’obéissance, mais bien de l’insubordination.
— Alors, c’est que l’intercesseur n’est pas le loyal serviteur de l’Impérator. »
Plod courba aussitôt la tête. « Je vois que j’ai parlé avec trop de témérité. »
En un éclair, Mouj comprit que Plod projetait de lui mettre des bâtons dans les roues et de tout raconter à l’intercesseur. Quand Plod avait l’intention d’obéir, il ne faisait pas tant d’histoires.
« Donne-moi ton ordinateur, dit Mouj. J’écrirai les ordres moi-même.
— Ne m’humilie pas, gémit Plod, consterné. Je dois les rédiger ou j’aurai failli à mon devoir envers toi.
— Tu vas t’asseoir à côté de moi et tu me regarderas écrire les ordres. »
Plod se jeta à genoux sur les tapis. « Mouj, mon ami, la mort serait préférable à une telle humiliation !
— Je sais que tu n’avais pas l’intention de m’obéir. Ne mens pas, dis-moi plutôt que j’ai raison !
— Je comptais atermoyer, reconnut Plod. Te donner le temps d’y réfléchir à deux fois. J’espérais que tu prendrais conscience du grave danger que tu cours en t’opposant à l’Impérator, surtout si peu de temps après avoir fait un rêve aussi injurieux pour sa personne sacrée.
Il fallut un moment à Mouj pour se rappeler à quoi Plod faisait allusion ; alors sa colère se mua en une fureur froide et dure. « Qui est au courant de ce rêve, sinon moi-même et mon ami ?
— Ton ami t’aime au point d’avoir raconté ce rêve à l’intercesseur, dit Plod, de peur que ton âme ne soit en danger de destruction sans même que tu le saches.
— Il faut alors que mon ami m’aime vraiment, répondit Mouj.
— Je t’aime, oui. De tout mon cœur. Je t’aime plus qu’aucun homme ou femme en ce monde, excepté Dieu seul et Sa sainte incarnation. »
Mouj considéra son meilleur ami avec un calme glacé. « Sers-toi de ton ordinateur, mon ami, et appelle l’intercesseur sous ma tente. Dis-lui de prendre le soldat basilicain en chemin.
— Je vais aller les chercher, dit Plod.
— Non. Appelle-les par ordinateur.
— Mais si l’intercesseur n’est pas en train d’utiliser le sien ?
— Alors nous attendrons qu’il l’allume. » Mouj sourit. « Mais il sera en train de s’en servir, n’est-ce pas ?
— Peut-être, répondit Plod. Comment le saurais-je ?
— Appelle-les. Je veux que l’intercesseur entende mon interrogatoire du soldat basilicain. Alors, il comprendra qu’il faut partir dès maintenant, sans attendre l’ordre de l’Impérator. »
Plod hocha la tête. « C’est très avisé, mon ami. J’aurais dû me douter que tu ne ferais pas fi de la volonté de l’Impérator. L’intercesseur t’écoutera et c’est lui qui décidera.
— Nous déciderons ensemble, corrigea Mouj.
— Naturellement. » Il pressa les touches ; sans chercher à le surveiller, Mouj vit néanmoins que Plod adressait une requête brève et sans détours à l’intercesseur.
« Qu’il vienne seul, précisa Mouj. Si nous décidons de ne pas bouger, je ne veux pas qu’il circule des rumeurs sur Basilica.
— Je lui ai déjà demandé de venir seul », répondit Plod.
Et ils attendirent en parlant d’autre chose, des campagnes des années passées, des officiers qui avaient servi avec eux, des femmes qu’ils avaient connues.
« As-tu déjà aimé une femme ? demanda Mouj.
— J’ai une épouse.
— Et tu l’aimes ? »
Plod réfléchit un instant. « Oui, quand je suis en sa compagnie. C’est la mère de mes fils.
— Moi, je n’ai pas de fils, dit Mouj. Aucun enfant, pour autant que je sache. Aucune femme ne m’a séduit plus d’une nuit.
— Aucune ? » insista Plod.
Gêné, Mouj rougit en comprenant à quoi Plod faisait allusion. « Non, je ne l’ai jamais aimée. Je l’ai prise… par piété.
— Une fois, c’est de la piété, d’accord, rétorqua Plod avec un petit rire ; mais deux mois et un an, et encore un mois et trois ans, ce n’est plus de la piété : ça relève de la sainteté !
— Elle ne m’était rien, dit Mouj. Je ne l’ai prise que pour l’amour de Dieu. » Et c’était vrai, mais non dans le sens où l’entendait Plod. Cette femme était apparue comme sortie du néant, sale et nue, et elle avait appelé Mouj par son nom. Nul n’ignorait que ce genre de femme était envoyée par Dieu. Mais Mouj, lui, savait que quand il pensait à la prendre, Dieu lui imposait aussitôt cette stupeur qui signifiait que telle n’était pas Sa volonté. Aussi Mouj avait-il persisté et gardé la femme ; il l’avait baignée, vêtue et traitée avec autant de tendresse qu’une épouse. Et en même temps, il sentait l’ire de Dieu bouillonner au fond de son esprit et il s’en moquait. Il avait gardé la femme près de lui jusqu’au jour où elle avait disparu aussi soudainement qu’elle était venue, en laissant tous ses beaux vêtements, sans rien emporter, pas même de quoi manger ni de quoi boire.