Le nom de Gaballufix, qui ne tarderait pas à prendre une importance considérable, ne signifiait encore rien pour les soldats gorayni. Mais la dernière partie du cri de Smelost – « Mort à l’Impérator ! » – les avait touchés. Nul ne pouvait ainsi blasphémer dans un camp gorayni sans se faire écorcher vif.
Cependant, avant que quiconque ait pu s’emparer de l’homme, le général en personne sortit en titubant de sa tente, saignant d’un bras et se tenant la tête où il avait dû recevoir un coup. Le général – le grand Vozmujalnoy Vozmojno, qu’on appelait Mouj quand on le croyait hors de portée de voix – leva une hache de combat de la main gauche – de la gauche, pas de la droite ! – et l’abattit sur la nuque de l’assassin, le pourfendant jusqu’au cœur. Il n’aurait pas dû faire ça : tous les hommes savaient qu’il aurait dû laisser prendre l’homme et le faire torturer en châtiment de son crime. Mais à cet instant et à leur grande horreur, le général tomba à genoux – ce général dont les veines ne charriaient pas du sang, mais de la glace –, il tomba à genoux et versa des larmes amères en criant du plus profond de son âme : « Plodorodnuy, mon ami, mon cœur, ma vie ! Ah, Plod ! Ah, Plod, c’est moi que Dieu aurait dû prendre et non toi ! »
Devant un chagrin si beau et en même temps si effrayant, devant cette lamentation, les soldats, sans même se concerter, résolurent de ne rapporter à personne ce blasphème qui suggérait que Dieu n’aurait pas bien ordonné le monde. Quand ils pénétrèrent sous la tente, ils comprirent pourquoi Mouj s’était oublié au point de tuer le meurtrier de ses propres mains, car quel mortel aurait pu voir sans laisser exploser sa rage son meilleur ami et l’intercesseur si brutalement assassinés ?
Une rumeur se répandit sans tarder dans le camp : Mouj emmenait un millier de soldats résolus pour une marche forcée à travers les montagnes afin de prendre la cité de Basilica et d’abattre le parti de Gaballufix, un groupe d’hommes si audacieux et si perfides qu’ils avaient osé envoyer un assassin s’en prendre au général des Gorayni. Par malheur pour eux, Dieu aimait si tendrement les Gorayni qu’il n’avait pas permis qu’on tuât Mouj par traîtrise. Au contraire, Il avait empli le cœur de Mouj d’une juste colère et Basilica connaîtrait bientôt Sa suzeraineté et celle des Gorayni.
3
La Protection
Le rêve du fils aîné
Sous le toit en feuilles de palmiers que Wetchik et ses fils avaient tissé entre quatre grands arbres près du ruisseau, les chameaux s’étaient rassemblés. Elemak les enviait ; à cet endroit, l’ombre était agréable et le courant frais, la brise y circulait, si bien qu’il n’y faisait jamais aussi étouffant que sous les tentes. Il avait fini le travail de la matinée et on ne pouvait rien faire d’utile durant la chaleur du jour. Que Père, Nafai et Issib s’inondent mutuellement de sueur, entassés autour de l’Index de Surâme dans la tente de Père, si bon leur semblait. Mais que savait Surâme, en réalité ? Ce n’était qu’un ordinateur, Nafai lui-même le disait, malgré sa piété fanatique d’adolescent ; pourquoi Elemak irait-il se casser la tête à discuter avec une machine ? Elle possédait une immense bibliothèque de renseignements… et alors ? Elemak en avait terminé avec les études !
Aussi restait-il assis dans l’ombre torride de la falaise sud, bien conscient qu’il disposerait tout au plus d’une heure de repos avant que la montée du soleil ne l’oblige à se déplacer. Mais cela ne le dérangeait pas vraiment ; au cours de ses voyages, il comptait même sur ce phénomène pour ne pas dormir trop longtemps les jours où la caravane faisait étape dans une oasis. Non, ce qui le mettait en fureur au point d’en ressentir une douleur continue dans le ventre, c’était l’inutilité de cette escapade ; ils ne voyageaient pas, non, ils attendaient là, dans le désert, bêtement – et qu’attendaient-ils ? Rien. Surâme prophétisait que Basilica allait être détruite et qu’Harmonie sombrerait dans la guerre et la terreur. Un tel événement était d’une invraisemblance risible. Le monde avait vécu quarante millions d’années sans avoir été dévasté par la guerre. Aujourd’hui, pour la première fois, deux grands empires étaient sur le point de se heurter et Surâme voyait en cette rencontre un risque à l’échelle cosmique !
J’aurais pu comprendre qu’on quitte Basilica, pensait Elemak, si nous avions emporté notre fortune pour recommencer une nouvelle vie dans une autre cité. Le seul capital essentiel dans le commerce des plantes, c’est notre savoir, à Père et à moi ; ce ne sont ni les bâtiments ni les journaliers. On aurait pu être riches. Mais non : on est là, dans le désert, on a abandonné toute notre fortune à mon demi-frère Gaballufix, après quoi Nafai l’a tué, ce qui fait qu’on ne peut même plus rentrer à Basilica, sinon pour y vivre comme des pauvres ; alors, pourquoi se tracasser ?
Oui – mais la pauvreté dans les murs de Basilica serait quand même plus supportable que cette attente absurde au désert, dans cette petite vallée minable où une troupe de babouins, en aval, parvenait tout juste à survivre. Justement, Elemak les entendait aboyer, ululer. Hommes ou chiens ? On aurait dit que ces bêtes n’arrivaient pas à choisir leur camp. Exactement comme nous, sauf que nous n’avons même pas eu le bon sens d’emmener des compagnes en partant ; impossible donc de former une tribu digne de ce nom.
Malgré les cris arythmiques des babouins et l’ébrouement occasionnel d’un chameau, Elemak s’endormit bientôt. Il s’éveilla quelques instants plus tard, du moins en eut-il l’impression ; à la chaleur sur ses vêtements, il supposa que le soleil avait tourné. Mais non, ce n’était pas cela ; une ombre bougeait près de lui. Les yeux clos, il se rappela où il avait posé son poignard et la configuration du terrain près de lui. Puis il bondit brusquement sur ses pieds, son long poignard au poing, et chercha son adversaire dans la lumière aveuglante du désert.
« Ce n’est que moi ! » couina Zdorab.
Alors, Elemak rangea son arme d’un air dégoûté. « On ne s’approche pas en silence d’un homme qui dort dans le désert ! Tu pourrais bien te faire tuer, à ce petit jeu. Je t’avais pris pour un voleur !
— Mais je n’étais pas particulièrement discret, répondit calmement Zdorab. Et puis vous aussi, vous en faisiez, du bruit. Vous rêviez, je suppose. »
Elemak fut ennuyé d’apprendre qu’il ne dormait pas en silence. Mais à présent que Zdorab en parlait, il se rappela qu’il avait rêvé, en effet, et les images lui revinrent avec une clarté remarquable. Il n’avait même jamais fait un rêve aussi net, aucun dont il se souvînt, en tout cas, et cela lui donna à réfléchir. « Qu’étais-je en train de dire ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien, répondit Zdorab. Vous marmonniez, en fait. Je suis venu parce que votre père désire vous voir. Je ne vous aurais pas dérangé, autrement. »
C’était exact, Zdorab faisait un serviteur parfait, invisible la plupart du temps, mais toujours prêt à se rendre utile – même dans les domaines où il était complètement incompétent, chose fréquente dans ce désert, où les talents d’un trésorier ne servaient à rien. « Merci, dit Elemak. J’arrive dans une minute. »
Zdorab attendit un bref instant – ce temps d’hésitation que tout bon serviteur acquiert tôt ou tard, cette respiration qui permet au maître de donner un autre ordre, éventuellement, avant qu’ils ne se séparent. Puis il s’en alla, descendit la pente schisteuse d’un pas maladroit et traversa le terrain pierreux en direction de la tente de Wetchik.