Le rêve du général
Ruisselant de sueur, le général Vozmujalnoy Vozmojno s’éveilla en gémissant. Il ouvrit les yeux, tendit une main crispée. Une autre main la saisit.
Une main d’homme. Celle du général Plodorodnuy, le lieutenant en lequel il avait le plus confiance, son meilleur ami, son frère de cœur.
« Tu rêvais, Mouj. » Seul Plod osait employer ce surnom devant lui.
« Oui. » Vozmujalnoy – Mouj – frémit à ce souvenir. « Quel rêve !
— De mauvais augure ?
— Terrifiant, en tout cas.
— Raconte-moi ça. Je m’y connais, en rêves.
— Oui, je sais, comme tu t’y entends avec les femmes. Quand tu en as fini avec elles, elles disent tout ce que tu veux ! »
Plod éclata de rire ; il attendait visiblement la suite. Et Mouj s’étonna : pourquoi cette réticence à raconter ce rêve à Plod ? Il lui en avait confié tant d’autres ! « Bon, puisque tu y tiens, voici mon rêve : j’ai vu un homme debout dans une clairière, et tout autour de lui, d’horribles créatures volantes – pas des oiseaux, elles avaient de la fourrure, mais beaucoup plus grandes que des chauves-souris – qui tournoyaient sans cesse, fondaient sur lui et venaient le toucher. Lui restait immobile. Et quand enfin toutes l’ont eu touché, elles sont parties sauf une qui s’est perchée sur son épaule.
— Ah, dit Plod.
— Je n’ai pas terminé. Aussitôt après sont apparus des troupeaux de rats géants qui sortaient de trous dans la terre. D’au moins un mètre de long, moitié moins grands que l’homme, eux aussi se sont mis à venir le toucher à tour de rôle…
— Avec quoi ? Les dents ? Les pattes ?
— Et le museau. Ils le touchaient, je n’en savais pas plus. Ne m’interromps pas.
— Pardon.
— Quand tous l’ont eu touché, ils sont partis, eux aussi.
— Sauf un.
— Oui. Il est resté accroché à sa jambe. Tu saisis la trame.
— Et ensuite ? »
Un frisson parcourut Mouj. Ç’avait été le pire et pourtant, maintenant que les mots venaient à ses lèvres, il ne comprenait plus pourquoi. « Des gens.
— Des gens ? Qui s’approchaient pour le toucher ?
— Pour… l’embrasser. Lui embrasser les mains, les pieds. Pour l’adorer, oui : l’adorer. Mais ils ne se contentaient pas d’embrasser l’homme ; ils embrassaient aussi la… la créature volante. Et le rat géant accroché à sa jambe. Tous les trois.
— Ah », fit Plod. Il paraissait soucieux.
« Alors ? De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que ça présage ?
— À l’évidence, l’homme que tu as vu est l’Impérator. »
Parfois les interprétations de Plod sonnaient juste, mais cette fois le cœur de Mouj se révolta à l’idée d’associer l’Impérator à l’homme de son rêve. « En quoi est-ce si évident ? Il ne ressemblait en rien à l’Impérator !
— Mais parce que toute la nature et l’humanité le vénéraient, évidemment ! »
Mouj haussa les épaules. Plod savait se montrer plus subtil que cela. Et on n’avait jamais entendu parler d’animaux adorant l’Impérator, lequel se considérait comme un grand chasseur. Naturellement, il ne chassait que dans un de ses parcs où les animaux avaient été apprivoisés, accoutumés à ne pas craindre l’homme, et les prédateurs dressés à un comportement féroce mais sans danger. L’Impérator pouvait ainsi jouer son rôle dans un combat à grand spectacle entre l’homme et la bête, sans courir aucun risque : l’animal s’exposait innocemment à son trait rapide, à son javelot précis, à sa lame impitoyable. S’il s’agissait là de vénération, si telle était la nature, alors oui, on pouvait dire que toute la création, y compris l’humanité, adorait l’Impérator…
Bien sûr, Plod ignorait tout des pensées de Mouj ; quand on avait la malchance de nourrir des idées caustiques sur l’Impérator, on évitait de partager ce fardeau avec ses amis.
Aussi Plod poursuivit-il son interprétation. « Que signifie cette vénération de l’Impérator ? Rien en soi. Mais le fait qu’elle t’ait révolté, qu’elle t’ait horrifié…
— Mais ils embrassaient un rat, Plod ! Ils embrassaient cette répugnante créature volante…»
Mouj finit par se taire, mais Plod n’ajouta rien. Il ne disait rien et le dévisageait.
« Ce n’est pas l’idée que des gens adorent l’Impérator qui me fait horreur. Je me suis mis moi-même à genoux devant le Trône invisible et j’ai senti l’écrasante immensité de sa présence. Ça n’avait rien d’horrible ; c’était… ça me grandissait.
— C’est ce que tu prétends, répliqua Plod. Mais les rêves ne mentent pas. Tu as peut-être besoin de te purifier d’un mal tapi au fond de ton cœur.
— Attends, c’est toi et toi seul qui prétends que mon rêve avait trait à l’Impérator. Pourquoi cet homme ne serait-il pas… je ne sais pas, moi… le gouverneur de Basilica ?
— Parce que la malheureuse Basilica est dirigée par des femmes.
— Bon, d’accord, pas Basilica. Pourtant je continue à penser que ce rêve parlait de…
— De quoi ?
— Mais que veux-tu que j’en sache, moi ? Bon, je me purifierai, juste au cas où tu aurais raison. Je ne suis pas interprète de rêves, moi. » Et voilà : il allait perdre plusieurs heures ce jour-là sous la tente de l’intercesseur. Y passer un certain temps chaque mois était mortellement ennuyeux, mais politiquement nécessaire, sinon les rapports d’impiété ne tardaient guère à remonter jusqu’à Gollod, où de temps en temps l’Impérator décidait qui méritait de commander, d’être dégradé ou de mourir. De toute façon, le moment approchait pour Mouj de s’acquitter d’une visite au tabernacle de l’intercesseur ; mais il avait horreur de cela, comme un enfant déteste l’heure du bain. « Laisse-moi, Plod. Tu as fort assombri mon humeur. »
Plod s’agenouilla devant lui et prit sa main entre les siennes. « Ah, pardonne-moi ! »
Et Mouj lui pardonna aussitôt, naturellement, parce qu’ils étaient amis. Plus tard dans la matinée, il sortit et tua les chefs d’une dizaine de villages khlamis. Tous les villageois jurèrent sur-le-champ amour et dévotion éternels à l’Impérator, et quand le général Vozmujalnoy Vozmojno se rendit au saint tabernacle pour se purifier, l’intercesseur lui donna promptement l’absolution, car il avait grandement accru l’honneur et la majesté de l’Impérator ce jour-là.
À Basilica, et pas dans un rêve
Ils venaient entendre Kokor chanter ; ils venaient de toute la cité de Basilica et elle adorait voir leurs visages s’éclairer quand – enfin ! – elle apparaissait sur scène et que les musiciens commençaient à pincer doucement les cordes ou à souffler dans leurs instruments pour créer la mélodie de fond qui formait son accompagnement habituel. « Kokor va enfin chanter pour nous ! » disaient leurs visages. Elle aimait voir cette expression plus qu’aucune autre, plus encore que celle d’un homme envahi de désir dans les instants qui précèdent la satisfaction. Car elle savait bien qu’un homme se soucie peu de qui lui donne les plaisirs de l’amour, tandis que le public tenait à ce que ce soit Kokor qui se présente devant lui, Kokor dont la voix merveilleuse et douce de chanteuse lyrique montait jusqu’aux notes les plus hautes et flottait sur la musique comme pétales sur l’eau.
C’était du moins ce qu’elle aurait voulu, ainsi qu’elle l’imaginait, jusqu’au moment où elle montait sur scène pour de bon et se retrouvait face au public. Il y avait surtout des hommes. Des hommes dont les regards caressaient son corps. Je devrais refuser de chanter dans des comédies, se répétait-elle, exiger qu’on me prenne au sérieux autant que Sevet, ma sœur bien-aimée, avec sa voix d’homme, sa voix de grenouille maniérée. Ah, devant elle, on prend des mines d’extase esthétique, hommes et femmes confondus. Son public ne la regarde pas sous toutes les coutures, elle, pour voir comment bouge son corps sous la robe. Il faut dire qu’elle est si boursouflée que ce n’est pas vraiment un plaisir de la contempler : la pauvre, on a l’impression de voir remuer un tas de gravier sous son costume ! Alors, naturellement, les gens ferment les yeux et l’écoutent chanter : ça vaut mille fois mieux.