Elemak releva sa djellaba et se soulagea par terre, où le soleil ferait évaporer son urine en quelques instants avant qu’elle n’attire trop de mouches. Puis il s’approcha du cours d’eau, but dans ses mains en coupe, s’aspergea le visage et la tête, et après seulement se dirigea vers la tente où son père et les autres l’attendaient.
« Alors, dit-il en entrant, vous avez appris tout ce que Surâme avait à vous révéler ? »
Nafai lui adressa son habituel regard de désapprobation. Un jour, c’était inévitable, Elemak devrait lui donner la raclée de sa vie pour lui apprendre à ne plus faire cette tête, du moins avec son frère aîné. Cette correction, Elemak avait déjà essayé une fois de l’administrer à Nafai ; il avait compris que la prochaine fois, il devrait le corriger loin du fauteuil d’Issib, pour que Surâme ne puisse se rendre maître de la machine et l’empêcher de faire ce qu’il avait à faire. Mais pour l’instant, il n’y avait rien à gagner à réprimer les grimaces puériles de Nafai ; aussi feignit-il de ne rien voir.
« Il va falloir commencer à chasser pour rapporter de la viande », dit Père.
Les paupières d’Elemak s’abaissèrent aussitôt et il réfléchit à cette déclaration, ils avaient emporté assez de vivres pour tenir huit ou neuf mois, voire un an si on y veillait ; et pourtant, Père parlait de chasser. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : on ne fréquenterait aucun territoire civilisé avant un an au moins.
« Et si on allait faire des courses dans une épicerie du marché extérieur ? » demanda Meb.
Elemak l’approuvait de tout son cœur, mais il garda le silence tandis que Père sermonnait Meb sur l’impossibilité de retourner à Basilica dans l’immédiat. Il attendit patiemment que la petite scène eût été jouée jusqu’au bout. Pauvre Meb ! Quand donc apprendrait-il qu’il valait mieux se taire sauf si la parole était plus efficace ?
Elemak ne parla qu’une fois le silence revenu. « Chasser ? Ma foi, oui. Pour un désert, le coin est assez verdoyant et je pense que nous pourrons rapporter quelque chose une fois par semaine – pendant quelques mois.
— Tu peux t’en charger ? demanda Père.
— Oui, mais pas seul. Si Meb et moi chassons tous les jours, nous trouverons bien du gibier une fois par semaine.
— Nafai ira avec vous, dit Père.
— Oh non ! gémit Mebbekew. Il ne va réussir qu’à nous encombrer !
— Je lui apprendrai à chasser, coupa Elemak. D’ailleurs, Meb ne vaudra pas mieux que Nafai au début, j’imagine. Mais il faut les avertir, Père : quand nous chassons, ma parole fait loi.
— Naturellement, répondit Père. Ils ne feront strictement que ce que tu leur ordonneras.
— Je les prendrai chacun un jour sur deux. Comme ça, je n’aurai pas à supporter leurs chamailleries. »
Meb jeta un regard méprisant à son frère – quelle subtilité, Meb ! Pas étonnant que tu aies eu tant de succès au théâtre ! – mais Nafai se contenta de baisser les yeux sur le tapis. À quoi pensait-il ? Il cherchait sans doute un moyen de tourner la situation à son avantage.
Et en effet, Nafai releva la tête et déclara d’un ton solennel : « Elya, excuse-moi si j’ai pu te donner à croire qu’on se chamaillerait si tu nous emmenais tous les deux, Meb et moi. S’il est plus utile que nous venions tout de suite ensemble, je te promets de ne pas me disputer ni avec toi ni avec Meb. »
Quel faux jeton ! C’était bien lui, ça : jouer les petits saints prêts à aider tout le monde, alors qu’Elemak savait pertinemment qu’il n’arrêterait pas de discutailler comme un morveux qu’il était, ses belles promesses oubliées. Mais Elemak se tut cependant que Père, après avoir loué l’attitude de Nafai, annonçait que la décision d’Elya était maintenue. « Vous apprendrez mieux séparément, je vous l’assure », conclut-il.
En de tels moments, Elemak avait presque l’impression que Père voyait clair dans la fausse piété de Nafai. Mais non ; l’instant suivant, Père se remettait à parler de la volonté de Surâme et Nafai et lui s’entendaient alors comme larrons en foire.
À ce terme de « larrons », Elemak se rappela la façon dont Zdorab l’avait éveillé quelques minutes plus tôt et il se remémora le rêve si net qu’il avait fait. Il serait peut-être amusant de jouer le jeu de Nafai, en feignant qu’il s’agît d’une vision envoyée par Surâme.
« Je dormais près des rochers, dit-il, profitant d’un instant de silence, et j’ai fait un rêve. »
Tous les regards se portèrent aussitôt vers lui, attentifs. Elemak jaugea son public, ses lourdes paupières mi-closes ; il vit la joie qui avait immédiatement jailli dans les yeux de son père et se sentit presque honteux du tour qu’il allait lui jouer – mais la consternation qu’affichait Nafai et l’air totalement horrifié de Meb en valaient bien la peine. « J’ai fait un rêve où je nous ai vus, tous autant que nous sommes, sortir d’une grande maison.
— La maison de qui ? demanda Nafai.
— Tais-toi et laisse-le raconter son rêve, dit Père.
— Une maison comme je n’en ai jamais vu. Et nous ne sortions pas seuls : nous six, tous les six, nous avions chacun une femme au bras. Et il y avait deux autres hommes, eux aussi avec des femmes. Et beaucoup d’enfants. Nous avions tous des enfants. »
Le silence régna durant un long moment.
« C’est tout ? » demanda enfin Nafai.
Mais Elemak ne pipa mot et le silence se prolongea.
« Elya, dit Issib, est-ce que moi, j’avais une femme ?
— Dans mon rêve, tu en avais une.
— Tu as vu son visage ? Tu sais qui c’était ? »
Alors Elemak se sentit vraiment honteux, car il se rendait bien compte qu’Issib prenait sa vision pour argent comptant, et pour la première fois de sa vie il s’avisa que le malheureux Issib, tout paralysé qu’il fût, n’en avait pas moins envie d’une femme, sans nul espoir pourtant d’en trouver une qui veuille bien de lui. À Basilica, où les femmes n’avaient que l’embarras du choix, il faudrait un bien minable spécimen de féminité pour choisir un infirme comme compagnon. S’il parvenait un jour à faire l’amour, il le devrait à la curiosité d’une femelle blasée – et surtout à ses flotteurs qui intéresseraient peut-être les plus aventureuses. Mais s’apparier avec lui, lui donner des enfants, des droits paternels, non, cela n’arriverait pas et Issib le savait bien. Aussi, en racontant son rêve, Elemak ne se jouait pas seulement de son père ; il préparait aussi à Issib une cruelle désillusion. Et il se fit horreur.
« Non, je n’ai pas vu son visage, dit-il. Mais ça n’avait sans doute aucun sens ; ce n’était qu’un rêve.
— Si, il y avait un sens, rétorqua Père.
— Oui : ça signifie qu’Elemak se paie notre tête, intervint Nafai. Il se moque de nous parce qu’on reçoit des visions de Surâme.
— Ne me traite pas de menteur, dit Elemak doucement. Si je déclare que j’ai rêvé, j’ai rêvé. Que ça ait un sens, je n’en sais rien ; mais j’ai vu ce que j’ai vu. N’est-ce pas là ce que Père disait ? Ce que toi-même, tu disais ? J’ai vu ce que j’ai vu.
— Ce rêve a un sens, répéta Père. Et maintenant, un curieux message que j’ai reçu par le biais de l’Index devient compréhensible. »
Oh non ! gémit Elemak en silence. Qu’est-ce que j’ai fait ?
« Je songe depuis quelque temps déjà que nous ne pouvons accomplir la volonté de Surâme sans épouses. Mais où trouver des femmes qui acceptent de nous suivre ici ? »
Si on va par là, où trouver des hommes qui accepteraient de vous suivre ici, Père ? Mais vous, vous avez acculé vos fils à vous accompagner.
« Quand j’ai posé cette question à Surâme, il m’a seulement répondu d’attendre. D’attendre, c’est tout, ce qui me paraissait absurde. Des femmes allaient-elles naître des rochers ? Allions-nous nous apparier avec des babouins ? »