Elemak ne put résister à décocher une pique. « Meb ne se gêne pas, à l’occasion. »
Son frère haussa les épaules.
« Et voilà qu’Elemak fait un rêve, poursuivit Père. C’est ça, je pense, que Surâme me demandait d’attendre : le songe d’Elemak, la réponse qui devait venir à mon fils aîné, à mon héritier. Aussi, Elya, il faut réfléchir, il faut te souvenir ; as-tu reconnu au moins l’une des femmes de ton rêve ? »
Si Père raccrochait cet incident au statut d’aîné d’Elemak, il poussait le bouchon un peu loin. Elemak avait été stupide d’amorcer cette farce, il s’en rendait compte à présent ; comment avait-il pu oublier que Père était prêt à gâcher la vie de chacun pour une vision ? « Non, aucune ne m’a paru familière, répondit-il pour réduire son père au silence, bien que ce ne fût pas vrai.
— Réfléchis. Je sais que tu en as reconnu au moins une. »
Elemak le regarda, saisi. Le paternel lisait dans les pensées, maintenant ? « Si Surâme vous en a révélé plus long que je n’en sais moi-même, dites-nous, vous, qui sont ces femmes !
— Tu as reconnu l’une d’elles, j’en suis sûr, parce que tu as prononcé son nom. Si tu réfléchis assez, tu t’en souviendras. »
Elemak lança un coup d’œil à Zdorab qui contemplait le tapis d’un air absorbé. Tiens, tiens, pensa-t-il. Il n’avait rien compris à ce que je disais en dormant, hein ? « De quel nom s’agit-il ? demanda-t-il.
— De celui d’Eiadh, intervint Nafai. Je me trompe ? »
Elemak ne répondit pas, mais il en voulut férocement à son frère d’avoir prononcé le nom de la femme qu’il courtisait avant que Père ne l’entraîne dans le désert.
« Ne t’inquiète pas, reprit celui-ci. Je comprends parfaitement. Tu ne souhaitais pas nous dévoiler son nom de peur que nous prenions ton rêve pour ton simple désir érotique d’une femme que tu aimes, et non pour un vrai rêve. »
C’est exactement ainsi qu’Elemak considérait son rêve ; aussi ne pouvait-il discuter la conclusion de Wetchik.
« Mais réfléchissez, mes fils ! Surâme exigerait-il de vous que vous preniez des inconnues pour compagnes ? Tu as rêvé d’Eiadh parce qu’il souhaite qu’elle soit ta femme. Et c’est logique, non ? Car moi aussi, tu m’as vu avec une compagne, n’est-ce pas ?
— Oui », répondit Elemak en faisant un effort de mémoire. Le songe était si net qu’il se le rappelait avec une grande clarté. « Oui, et avec des enfants. De jeunes enfants.
— Il n’existe qu’une seule femme que j’accepterais comme compagne, dit Père : Rasa.
— Elle ne voudra jamais quitter Basilica, intervint Issib. Si vous croyez le contraire, c’est que vous ne connaissez pas Mère.
— Ah ! mais jamais je n’aurais moi-même quitté Basilica si Surâme ne m’y avait pas amené. Elemak et Meb non plus, si Surâme ne les y avait pas forcés.
— Et moi non plus, glissa Zdorab.
— La femme que tu as vue, la femme qui était ma compagne, se pourrait-il que… C’était Rasa, n’est-ce pas ? » demanda Père.
Évidemment, mais ça ne prouvait rien. Rasa était la femme de Père depuis tant d’années ! Elle avait tout naturellement pris les traits de sa compagne dans le rêve. Pas besoin d’une vision de Surâme pour ça.
« Peut-être, dit Elemak.
— Et as-tu reconnu d’autres femmes ? Par exemple, les deux hommes, les inconnus – leurs compagnes auraient-elles pu être les filles de Rasa ?
— Je ne connais pas assez bien les filles de votre femme. » Mais jusqu’où ce petit jeu allait-il se poursuivre ?
Père s’énerva.
« Allons, ne dis pas n’importe quoi ! Ce sont tes nièces, tout de même ! Les filles de Gaballufix !
— Et l’une d’elles est célèbre, insista Meb. Sevet, la chanteuse ; tu l’as déjà vue.
— Eh bien, oui, avoua Elemak. Les femmes des deux inconnus étaient les filles de Rasa. » Il les connaissait, bien entendu, ainsi que leurs maris, Vas et Obring.
— Là, tu vois ? dit Père. C’est donc bien une vision que Surâme t’a envoyée. Les femmes que tu as vues sont toutes liées à Rasa : ses filles et Eiadh, une des nièces de sa maison. Je suis sûr que les autres en font aussi partie. En conséquence, il ne s’agit pas de quelque songe chimérique qui te serait venu par appétit charnel, mon fils. Il provient de Surâme, qui sait que pour atteindre notre but, il nous faut des femmes qui nous donneront des enfants. À tous.
— Eh bien, rétorqua Elemak, s’il s’agit vraiment d’une vision, je suis heureux qu’elle m’ait attribué Eiadh. Mais à mon avis, on aurait plus de chances de trouver un faucon dans la bouche d’une grenouille que de voir Eiadh se laisser convaincre – sauf par Surâme lui-même – de s’exiler dans le désert pour épouser un sans-logis comme moi, sans un sou vaillant et sans le moindre espoir de s’enrichir !
— Tu oublies que Surâme nous a promis une terre d’une richesse inimaginable, dit Père.
— Et vous, vous oubliez que nous ne l’avons pas encore trouvée, riposta Elemak. Nous ne risquons d’ailleurs pas de mettre la main dessus en restant assis en rond dans le désert !
— Surâme nous a indiqué quoi faire. Et comme Nafai me le disait avant que tu ne partes en quête de l’Index, si Surâme nous demande de faire quelque chose, il nous ouvrira un chemin pour y parvenir.
— Génial ! dit Mebbekew. Qui est-ce que Nafai va tuer pour nous dégoter des femmes ?
— Ça suffit ! répliqua Père.
— Allons ! poursuivit Mebbekew. Comment est-ce qu’il pourrait se trouver une femme autrement qu’en zigouillant un pochard étalé dans la rue pour lui faucher sa fille aveugle et infirme ? »
À la grande surprise d’Elemak, Nafai ne répondit pas aux sarcasmes de Meb. Il se leva simplement et quitta la tente. Tiens, tiens ! songea Elemak, Nafai n’est plus tout à fait un gamin. À moins qu’il n’ait honte qu’on le voie pleurer.
« Meb, dit Issib d’une voix douce, Nafai a rapporté l’Index ; pas toi.
— Oh, ça va ! s’exclama Mebbekew. Personne ne comprend la plaisanterie, ici ?
— Ce n’est pas une plaisanterie pour Nafai, répondit Issib. Il n’a jamais rien fait d’aussi horrible que de tuer Gaballufix, et il y pense tout le temps.
— Tu n’avais pas à lui jeter son acte à la figure, renchérit Père. Ne recommence jamais.
— Et alors, qu’est-ce que je dois faire ? insista Meb. Feindre de croire qu’il a obtenu l’Index en disant : “Par pitié, s’il vous plaît” ? »
Elemak jugea le temps venu de remettre Mebbekew à sa place ; nul autre que lui n’y arriverait et c’était nécessaire. « Ce que tu dois faire, c’est fermer ton clapet », dit-il d’un ton calme.
Meb se tourna vers lui d’un air de défi. Mais c’était de la frime, Elemak le savait. Il lui suffisait de soutenir son regard et Meb s’écraserait. Ce qui ne prit pas longtemps, en effet.
« Elemak, dit Père, il faut que tes frères et toi, vous retourniez en ville.
— Vous n’allez tout de même pas me charger de ça ! se récria Elemak. Si quelqu’un peut convaincre Rasa, c’est vous !
— Bien au contraire. Elle me connaît, elle sait que je l’aime, elle m’aime en retour – mais rien de tout cela ne l’a décidée à m’accompagner. Crois-tu que je ne le lui aie pas proposé ? Non, si quelqu’un doit la persuader, ce sera Surâme. Tout ce que tu as à faire, c’est d’aller la voir, de lui en parler en attendant que Surâme l’aide à comprendre qu’elle doit venir ; et puis, pour finir, tu lui fourniras une escorte sûre pour elle, ses filles et les jeunes gens de la maison qui l’accompagneront.