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— Ah, parfait ! » répondit Elemak. Il se passerait un bon bout de temps avant que Surâme ne convainque qui que ce soit, à part Père, de faire l’idiotie de quitter Basilica pour le désert. Mais au moins, même s’il devait se cacher, Elemak serait à Basilica. « Dois-je demander à Rasa d’emmener aussi une servante pour Zdorab ? »

Les traits de Père se durcirent. « Zdorab n’est plus un serviteur. C’est un homme libre et l’égal de tous dans ce camp. Une femme de la maison de Rasa lui conviendrait autant qu’à chacun de vous, et puisqu’on en parle, une servante de Rasa vous irait tout aussi bien. Ne comprenez-vous pas que nous ne sommes plus à Basilica, que la société que nous formons à présent n’a pas de place pour le snobisme, le sectarisme, les castes ni les classes ? Nous formerons un seul peuple dont tous les membres seront égaux, avec des enfants tous égaux au regard de Surâme. »

Au regard de Surâme, peut-être, mais pas au mien, songea Elemak. Je suis l’aîné et mon premier-né sera mon héritier, comme je suis le vôtre, Père. Vous avez délaissé les terres et les richesses qui auraient dû me revenir, mais j’hériterai tout de même de votre autorité, et, peu importe où nous nous installerons, c’est moi qui commanderai ou personne. Je ne dis rien pour le moment parce que je sais quand il faut parler et quand se taire, mais soyez assuré de ceci, Père : lorsque vous mourrez, je prendrai votre place – et celui qui voudra m’en empêcher vous suivra promptement dans la tombe.

Elemak regarda Issib et Meb : ni l’un ni l’autre ne lui résisterait quand ce jour serait venu. Mais Nafai poserait un problème, le cher enfant ! Et il le sait, pensa Elemak.

Il sait qu’un jour tout se jouera entre lui et moi ; car un jour Père essaiera de léguer son autorité à ce petit lèche-cul, tout ça parce que Nafai et Surâme sont copains comme cochons. Eh bien, Nafai, moi aussi j’ai reçu une vision de Surâme – enfin, c’est ce que croit Père, et ça revient au même.

« Partez au matin, dit Père. Revenez avec les femmes qui partageront l’héritage que Surâme nous a préparé dans une autre terre. Revenez avec les mères de mes petits-enfants.

— Mebbekew et moi, précisa Elemak. Personne d’autre.

— Issib restera ici parce qu’il attire trop l’attention avec son fauteuil et ses flotteurs, ce qui augmenterait le risque de vous faire capturer par nos ennemis. Zdorab reste aussi. »

Parce que vous ne lui faites pas encore tout à fait confiance, se dit Elemak, même si vous proclamez bien haut que c’est notre égal et un homme libre.

« Mais Nafai vous accompagnera.

— Non, riposta Elemak. Il est encore plus dangereux pour nous qu’Issib. On aura sûrement compris en ville qu’il a tué Gaballufix ; l’ordinateur municipal a relevé son nom alors qu’il sortait de la cité et les gardes ont vu sur lui les vêtements de Gaballufix. Et il était accompagné de Zdorab, ce qui confirme sa relation avec la mort de Gabya. L’emmener, c’est le condamner à mort.

— Il vous accompagne, répéta Père fermement.

— Mais pourquoi, alors qu’il nous fera courir des risques inutiles ? s’exclama Elemak.

— Moi, je vais te le dire, Elya, dit Mebbekew. Père n’a pas envie de t’insulter, mais moi je m’en tape. Comme quelqu’un l’a fait remarquer il n’y a pas longtemps, c’est Nafai seul qui a obtenu l’Index ; alors, Père veut que Nafai nous accompagne parce qu’il a peur qu’on se trouve des femmes accueillantes et qu’on reste à Basilica sans jamais revenir dans notre paradis du bord de mer. Il croit qu’avec lui, on ne fera pas les imbéciles.

— Pas du tout, intervint Issib. Père souhaite qu’il acquière force et sagesse en s’associant à son frère aîné. »

Impossible de jamais savoir si Issib faisait de l’ironie ou non. Personne ne crut qu’il s’agissait là du véritable but de Père, mais personne non plus – et surtout pas Père – n’eut envie de le démentir.

Et dans le silence qui suivit, les mots qui résonnèrent aux oreilles d’Elemak furent ceux qu’il avait lui-même prononcés : emmener Nafai, c’est le condamner à mort.

« C’est bien, Père, dit-il enfin. Nafai peut m’accompagner. »

À Basilica, et pas en rêve

Kokor ne voyait pas pourquoi on la gardait enfermée. Pour Sevet, c’était compréhensible : elle se remettait de son malheureux accident. Elle n’avait pas encore retrouvé sa voix et se montrer en public la gênerait sûrement. Mais Kokor, elle, était en parfaite santé et cette façon de se cacher chez Mère devait donner l’impression qu’elle avait honte de sortir. Si elle avait blessé Sevet exprès, alors oui, cet isolement serait peut-être nécessaire. Mais puisqu’il ne s’agissait que d’un malheureux hasard, résultat d’un trouble psychologique dû à la mort de Père et à la découverte de la liaison de Sevet et d’Obring, eh bien, ma foi, personne ne pouvait lui en vouloir. Et cela lui ferait même du bien d’être vue en public. Sa guérison en serait sûrement accélérée.

Elle devrait au moins rentrer chez elle et ne plus être obligée de séjourner chez Mère, comme une petite fille ou une déficiente mentale qui a besoin d’une tutrice. Où était Obring ? S’il avait la moindre intention de se raccommoder avec elle, il pourrait commencer par la sortir de la maison de Mère, où l’on était sérieux à mourir. Il ne s’y passait rien de passionnant, rien que des cours interminables sur des sujets qui n’intéressaient déjà pas Kokor quand elle échouait dessus aux examens, des années plus tôt. C’était une femme faite, à présent ; l’héritage de Père lui permettrait sans doute de s’acheter une maison et un établissement à elle. Et voilà qu’elle habitait chez sa mère !

Pourtant, elle ne la voyait pas souvent. Rasa passait son temps en réunions avec des conseillères et d’autres femmes influentes de Basilica qui venaient, presque comme en pèlerinage, la voir et lui parler. L’atmosphère de certaines réunions semblait d’ailleurs un peu tendue ; Rasa commençait à s’apercevoir que quelques personnes au moins la rendaient responsable de tout. Comme si Mère s’était mise en tête de tuer Père ! Mais ces personnes se rappelaient sûrement que c’était le mari actuel de Rasa, Wetchik, qui avait eu cette vision à l’origine, celle de Basilica en flammes ; quant à son mari précédent, Gaballufix, c’est lui qui avait introduit des tolchocks, puis des mercenaires dans les rues de la cité. Et la rumeur disait à présent que son plus jeune fils, Nafai, était le meurtrier de Roptat et de Gaballufix.

Eh bien, même si tout cela était vrai, quel rapport avec Mère ? On ne peut pas demander aux femmes de contrôler entièrement leurs maris – Kokor n’en avait-elle pas fait l’expérience elle-même ? Et quant à l’idée que Nafai ait pu tuer Gaballufix – bah, dans ce cas, Mère n’était pas présente et elle ne lui avait sûrement pas demandé de le faire. Autant lui reprocher ce qui était arrivé à Sevet, alors que la faute en revenait manifestement à la victime elle-même. Par ailleurs, si Père avait trouvé la mort, n’était-ce pas de sa propre faute, après tout ? Tous ces soldats… Quand on fait entrer des soldats dans une cité, on peut s’attendre à des violences, non ? Mais les hommes ne comprennent pas ça. Ils sont très forts pour déchaîner les événements, mais c’est l’étonnement général quand ils n’arrivent plus à les maîtriser !

Comme Obring, ce pauvre idiot. Il ne fallait pas être très futé pour venir s’immiscer entre deux sœurs ! Plus que Kokor, c’était lui le responsable de la blessure de Sevet.

Et pourquoi personne n’a-t-il la moindre compassion pour ma blessure à moi ? Pour la profonde fracture psychologique qui s’est produite en moi quand j’ai surpris Obring et ma propre sœur dans les bras l’un de l’autre ? Tout le monde se fiche que je souffre, moi aussi, et que j’aie peut-être besoin de sortir la nuit comme d’une thérapie.