Kokor se maquillait tout en essayant des mines qui feraient de l’effet dans sa prochaine pièce. Car il y aurait certainement une pièce maintenant, une fois qu’elle serait sortie de chez Mère. La petite tentative de Tumannu pour l’inscrire sur liste noire allait sûrement échouer : pas un théâtre de comédie de Dollville ne refuserait une actrice dont le nom était sur toutes les lèvres. On jouerait à guichet fermé tous les soirs par la simple vertu de la curiosité des gens, et une fois qu’ils l’auraient vue jouer et chanter, ils en redemanderaient. Bien sûr, jamais il ne lui serait venu à l’idée de blesser quelqu’un exprès pour donner un coup de pouce à sa carrière ; mais puisque le mal était fait, pourquoi ne pas en profiter ? Tumannu elle-même viendrait sans doute supplier Kokor d’accepter le rôle titre d’une comédie.
Elle s’était dessiné à la bouche une petite moue tout à fait aguichante. Elle l’observa sous divers angles et en apprécia la forme. Un peu trop légère, tout de même. Il faudrait renforcer le rouge, sinon personne ne la verrait au-delà du premier rang.
« Si tu l’arrondis encore un peu, on va croire qu’on t’a fait un trou sous le nez à la chignole ! »
Kokor se retourna lentement vers l’intruse à la porte. Une repoussante gamine de treize ans, la petite sœur de cette haïssable bâtarde d’Hushidh. Mère les avait recueillies toutes les deux alors qu’elles n’étaient que des nourrissons, par pure charité, et quand Mère avait fait d’Hushidh une de ses nièces, la morveuse s’était crue en droit d’exiger le même respect qu’une nièce de haute naissance qui aurait un jour sa place à Basilica. Sevet et Kokor s’étaient fait une joie de lui rabattre son caquet à l’époque où elles étudiaient encore ici. Et voilà que la petite sœur, non moins bâtarde, non moins moche et prétentieuse, avait l’audace de se présenter à la porte d’une fille – une fille par le sang ! – de la maison, d’une femme de haut lignage de Basilica, et de se moquer d’une des beautés de la cité !
Mais Kokor n’allait pas s’abaisser à remettre cette enfant à sa place comme elle le méritait pourtant amplement. Il suffisait de la jeter dehors. « Jeune fille, voici la porte. Elle était fermée. Veuille la replacer dans sa position initiale, et reste derrière. »
L’enfant ne bougea pas.
« Jeune fille, si on t’a confié un message, délivre-le et disparais.
— C’est à moi que tu parles ? demanda l’enfant.
— Vois-tu une autre fille par ici ?
— Je suis une nièce de la maison. “Jeune fille” est un terme réservé aux domestiques. Tu es une dame, dit-on, tu devrais connaître les termes de politesse. Je supposais donc que tu t’adressais à une servante sur le balcon. »
Kokor se leva. « Tu me fatigues. Tu me fatiguais déjà avant que tu n’entres ici.
— Et que vas-tu faire ? Me frapper à la gorge ? À moins que tu ne réserves ce traitement aux seuls membres de ta famille ? »
Kokor sentit la fureur l’envahir. « Ne me tente pas ! » cria-t-elle. Puis elle se maîtrisa et ravala sa colère. Cette morveuse n’en valait pas la peine. Si elle voulait des formes de politesse, elle allait en avoir ! « Qu’as-tu donc à faire ici, chère fille-d’une-putain-sacrée ? »
L’enfant ne parut pas démontée le moins du monde. « Ah, tu sais donc qui je suis. Mon nom est Luet, mais mes amis disent Lutya. Tu peux m’appeler “jeune maîtresse”.
— Que viens-tu faire ici et quand vas-tu t’en aller ? demanda Kokor d’un ton cassant. Suis-je entrée dans la maison de ma mère pour me faire tourmenter par des petites bâtardes dépourvues de manières ?
— N’aie plus de crainte, répondit Luet : il paraît que tu ne resteras pas ici une heure de plus.
— De quoi parles-tu ? Qu’as-tu appris ?
— Je suis venue par bonté d’âme t’avertir que Rashgallivak est ici avec six de ses soldats pour te prendre sous la protection des Palwashantu.
— Rashgallivak ! Ce petit pizdouk ! Je lui ai montré quelle était sa place la dernière fois qu’il a voulu faire ce coup-là, et je suis prête à recommencer !
— Il veut aussi emmener Sevet. Il prétend que vous êtes toutes les deux en grand danger et qu’on doit vous protéger.
— En danger ? Chez Mère ? La seule chose dont j’aie besoin qu’on me défende, c’est de la visite de petits laiderons haïssables !
— Ah, que de grâce, maîtresse Kokor ! dit Luet. Je n’oublierai pas la façon dont vous m’avez remerciée de ma prévenance. » Et elle sortit.
Qu’espérait-elle donc ? Si elle s’était présentée dignement et non l’insulte à la bouche, Kokor l’aurait mieux traitée. Mais on ne pouvait guère attendre d’une enfant de si bas milieu qu’elle sache se tenir ; Kokor s’efforcerait de ne pas lui en tenir rigueur.
Mère jouait tellement les grands chefs ces jours-ci qu’elle risquait même d’en venir à envisager de les envoyer, Sevet et elle, à Rashgallivak. Il faudrait prendre des mesures pour que ça n’arrive pas.
Elle effaça la jolie moue, la remplaça par un maquillage de jour, puis se choisit une tenue d’intérieur qui lui donnerait un air particulièrement innocent et sans défense et l’arrangea sur elle-même avec un soupçon de désordre, de façon à donner l’impression qu’elle se rendait tout bonnement à la cuisine quand elle avait eu la surprise de constater que Rashgallivak était venu pour l’enlever.
Mais quand elle pénétra dans le vestibule, son calcul fut hélas gâché par la présence de Sevet accrochée au bras de cette abominable gamine, là, Hushidh, la sœur aînée de Luet. Comment Sevet – même blessée – pouvait-elle s’abaisser à s’appuyer sur une morveuse qu’elle avait autrefois traitée avec tant de mépris ? N’avait-elle aucune fierté ? En tout cas, impossible de feindre de ne pas la voir ; Kokor allait donc devoir se montrer pleine de sollicitude et s’empresser autour de Sevet. Heureusement, sa sœur se reposait déjà sur Hushidh ; Kokor ne serait pas obligée de lui proposer ce service-là, qui lui ôterait toute liberté d’action.
« Comment vas-tu, ma pauvre Sevet ? demanda-t-elle. Je me suis enrouée à force de pleurer sur ce malheur ! Comme nous nous montrons parfois méchantes l’une envers l’autre, Sevet ! Et pourquoi donc ? »
Mais Sevet garda les yeux baissés.
« Oh, je sais pourquoi tu ne me parles pas ! Tu ne veux pas me pardonner cet accident ; et moi, pourtant, je t’ai pardonné ce que tu as fait, toi, et ça, ce n’était pas un accident : tu l’avais fait exprès ! Mais je n’espère rien pour l’instant ; tu souffres trop, ma pauvre chérie. Tu ne devrais même pas être debout. Je peux m’occuper seule de ce Rashgallivak, tu sais. Je lui ai remonté les breloques dans la rate l’autre soir, et je recommencerais avec joie. »
À ces mots, Sevet eut un très léger sourire, à peine esquissé. À moins qu’elle ne grimaçât en commençant à descendre l’escalier.
Mère n’avait même pas introduit Rashgallivak dans un des petits salons. Il se tenait avec ses soldats à la porte toujours ouverte. Elle se retourna et jeta un coup d’œil à ses filles et à Hushidh qui arrivaient dans le vestibule.
« Comme vous le voyez, elles vont très bien, dit-elle à Rashgallivak. Elles sont en bonnes mains, ici. D’ailleurs, aucun homme n’est entré chez moi, en dehors de vous et de ces soldats dont je ne vois pas l’utilité.
— Je ne m’inquiète pas de ce qui s’est passé, répondit Rashgallivak, mais de ce qui risque d’arriver, et je ne partirai pas d’ici sans les filles de Gaballufix. Elles sont sous la protection des Palwashantu.