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Mensonge ! Quelle menteuse je fais, même quand je me parle à moi-même !

Il ne faut pas se montrer si impatiente. Ce n’est qu’une question de temps. Sevet est plus vieille que moi ; j’ai à peine dix-huit ans. Elle aussi, elle a dû jouer un certain temps dans des comédies avant de se faire connaître.

Kokor se rappela ce que disait sa sœur à cette époque – plus de deux ans plus tôt ; Sevet avait alors presque dix-sept ans : il lui fallait toujours tempérer l’ardeur de ses admirateurs, qui avaient tendance à entrer dans sa loge, tout prêts à passer à l’action ; elle avait dû engager un garde du corps pour décourager les plus passionnés. « Tout tourne autour du sexe, disait Sevet. Les chansons, les spectacles, tout parle de sexe et le public ne rêve que de ça. Il faut faire attention de ne pas lui donner de rêves trop beaux – ni trop précis ! »

Un conseil à suivre ? Sûrement pas. Plus on rêve de vous, plus votre nom sur les prospectus prend de la valeur. Jusqu’à ce qu’enfin, si on a de la chance, si on est assez douée, il ne soit plus besoin de mentionner le titre du spectacle. Il n’y a plus que votre nom, l’endroit, le jour et l’heure… Et quand on apparaît, les gens sont là, par centaines, et quand la musique démarre ils ne vous regardent plus comme le dernier espoir d’un homme affamé, ils vous contemplent comme le rêve le plus sublime d’une âme inspirée.

D’un pas majestueux, Kokor gagna sa place sur scène et, de fait, il y eut quelques applaudissements. Elle se tourna vers le public, puis émit une note émouvante dans les aigus.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Gulya, qui jouait le vieux débauché. Tu cries déjà ? Je ne t’ai pas encore touchée ! » On rit, mais pas assez. La pièce marchait mal. Elle avait des faiblesses, Kokor le savait bien, mais avec des rires aussi clairsemés, elle était fichue. Dans quelques jours donc, il faudrait se remettre à répéter. Un nouveau spectacle. Une nouvelle fournée de paroles stupides à apprendre, et de mélodies qui ne l’étaient pas moins.

Sevet, elle, pouvait choisir ses propres chansons. Les compositeurs venaient la supplier de chanter leur production. Elle n’était pas obligée de maltraiter sa voix pour faire rire, elle !

« Je ne criais pas, chanta Kokor.

— Mais maintenant, tu hurles », répondit Gulya tout en s’approchant discrètement d’elle pour la peloter. Ainsi utilisée, sa basse rocailleuse déclenchait toujours des rires et le public était avec lui. Peut-être pouvait-on encore sauver la pièce, après tout.

« Et toi, tu me touches ! » Et la voix de Kokor atteignit sa note la plus aiguë et y demeura…

Comme un oiseau, comme un oiseau qui monte dans le ciel ; ah, si seulement le public avait été à l’écoute de la beauté !

Gulya fit une grimace affreuse et retira la main de son sein. Sa voix tomba aussitôt de deux octaves et souleva enfin un éclat de rire, le plus franc depuis le début de la pièce. Mais elle savait que la moitié du public riait à cause de l’excellent numéro comique de Gulya quand il avait ôté la main de sa poitrine. C’était vraiment un maître dans sa partie. Dommage que ce genre de clowneries soit un peu tombé en désuétude ; il ne faisait que s’améliorer en vieillissant, mais le public lui échappait de plus en plus, attiré par les comédies des jeunes satiristes, plus mordantes, plus cruelles, plus mouvementées et qui, par leur violence et leur brutalité, donnaient au moins l’impression de blesser quelqu’un.

La scène se poursuivit. Les rires éclatèrent. La scène se termina. Applaudissements. Kokor quitta le plateau au petit trot, soulagée – mais déçue aussi. Dans le public, personne ne scandait son nom ; personne ne l’avait même crié pour la huer. Combien de temps devrait-elle encore attendre ?

« C’était trop joli, dit Tumannu, la directrice, d’un air revêche. Quand tu pousses ta note, on doit avoir l’impression d’assister à un orgasme, pas d’entendre un oiseau chanter.

— D’accord, d’accord, répondit Kokor. Excuse-moi. » Elle convenait de tout avec tout le monde, mais n’en faisait qu’à sa tête. Cette comédie n’avait aucun intérêt si elle ne pouvait donner au moins une fois de temps en temps le meilleur de sa voix. Et les rires éclataient quand elle chantait à sa façon, non ? Difficile donc de dire qu’elle s’y prenait mal. Non, Tumannu voulait seulement établir son autorité et Kokor ne l’entendait pas de cette oreille. L’obéissance, c’était bon pour les enfants, les maris et les animaux de compagnie.

« Pas d’entendre un oiseau chanter, répéta Tumannu.

— Et si elle imitait l’oiseau qui atteint l’orgasme ? » demanda Gulya, sorti de scène juste derrière elle.

Kokor gloussa et même Tumannu afficha son petit sourire pincé.

« Quelqu’un t’attend, Kyoka », dit-elle.

C’était un homme. Mais pas un aficionado, ou bien il aurait été au premier rang pour la regarder jouer. Cependant, elle l’avait déjà vu quelque part. Ah oui ! Il était présent de temps à autre lors des visites de Wetchik, le mari permanent de Mère. N’était-ce pas le serviteur en chef de Wetchik ? Il dirigeait l’entreprise de plantes exotiques quand Wetchik menait une caravane. Comment s’appelait-il, déjà ?

« Je suis Rashgallivak », dit-il. Il avait l’air très grave.

« Ah ?

— J’ai la profonde douleur de vous informer que votre père a été victime d’une brutale agression. »

Quelle phrase extraordinaire ! Pendant un moment, Kokor n’en comprit pas le sens. « Quelqu’un l’a blessé ?

— Mortellement, madame.

— Ah. » Tous ces mots avaient un sens et elle finirait bien par le découvrir. « Ah, alors ça doit vouloir dire qu’il est… qu’il est mort ?

— On l’a abordé dans la rue et assassiné de sang-froid », répondit Rashgallivak.

À vrai dire et en y réfléchissant, ce n’était pas une surprise. Père était impossible ces jours-ci, à placer tous ces soldats masqués dans les rues, à terrifier tout le monde. Mais Père, si fort et si plein d’énergie… Rien sûrement ne pouvait l’arrêter bien longtemps. En tout cas, pas définitivement, certainement pas. « Il n’y a aucun espoir de… de guérison ? »

Gulya, non loin de là, s’immisça dans la conversation. « On dirait que nous avons affaire à un cas normal de mort, madame, ce qui signifie que le pronostic n’est pas bon. » Et il gloussa.

Rashgallivak le poussa rudement, le faisant chanceler. « Ce n’est pas drôle !

— On laisse entrer les critiques dans les coulisses, maintenant ? demanda Gulya. Et pendant la pièce, en plus ?

— Va-t-en, Gulya », dit Kokor. Elle avait eu tort de coucher avec le vieux. Depuis, il se croyait des droits sur son intimité.

« Naturellement, le mieux serait que vous m’accompagniez, reprit Rashgallivak.

— Non, répondit Kokor. Non, ce ne serait pas le mieux. » Pour qui se prenait-il ? À sa connaissance, il n’avait aucun lien avec elle. Non, c’est Mère qu’elle devait aller voir. Était-elle déjà au courant ? « Est-ce que Mère…

— Je l’ai avertie la première, naturellement, et elle m’a dit où vous trouver. Nous vivons des heures très dangereuses et je lui ai promis de vous protéger. »