Il mentait, bien entendu. Pourquoi aurait-elle besoin de la protection de cet inconnu ? Contre quoi ? C’étaient bien les hommes, ça : devant la femme la moins exposée du monde, ils prétendaient encore devoir la défendre. En fait, quand ils disaient « protection », il fallait comprendre « possession ». Si elle voulait un propriétaire, elle avait un mari, après tout, qui était ce qu’il était. En tout cas, elle n’avait sûrement pas besoin de ce vieux pizdouk comme garde du corps.
« Où est Sevet ?
— On ne l’a pas encore trouvée. Je dois insister pour que vous m’accompagniez. »
Tumannu intervint. « Elle ne s’en ira pas ! Il lui reste trois scènes à jouer, dont le dénouement. »
Alors, Rashgallivak se tourna vers elle ; au lieu de son air vaguement hébété, il avait maintenant quelque chose de royal. « Son père vient de se faire tuer. Et vous croyez qu’elle va rester ici pour finir de jouer une pièce de théâtre ? » Mais cette majesté, ne la possédait-il pas depuis son arrivée ? Kokor ne l’avait peut-être pas remarquée, tout simplement.
« Il faut avertir Sevet, à propos de Père, dit-elle.
— Ce sera fait dès que nous l’aurons trouvée. »
Nous ? Qui ça, nous ? Enfin, peu importe, songea Kokor. Moi, je sais où la trouver. Je connais tous les lieux de rendez-vous où elle emmène ses amants pour ne pas faire affront à son mari, le pauvre Vas. Sevet et Vas, de même que Kokor et Obring, vivaient une union distendue, mais Vas y paraissait moins à l’aise qu’Obring. Ah, comme certains hommes manifestaient un sens aigu de… du territoire ! Dans le cas de Vas, cela provenait sûrement de son côté scientifique ; il n’avait rien d’un artiste. Obring, lui, comprenait la vie de bohème ; il ne lui viendrait jamais à l’esprit d’obliger Kokor à respecter leur contrat de mariage à la lettre. Il plaisantait même parfois gaiement des hommes qu’elle fréquentait.
Mais bien entendu, jamais Kokor n’irait insulter Obring en les mentionnant elle même. S’il lui venait à l’oreille le nom d’un amant et qu’il lui en touchait un mot, elle se contentait de hocher la tête en disant : « Tu es bête. Tu es le seul homme que j’aime. »
Et bizarrement, c’était vrai. Obring était un amour, même s’il n’avait aucun talent de comédien. Il lui offrait toujours des cadeaux et lui rapportait les cancans les plus passionnants. Pas étonnant qu’après deux renouvellements déjà, elle soit toujours mariée avec lui – il fallait qu’elle soit bien fidèle, remarquait-on souvent, pour rester unie à son premier mari au bout de trois ans, alors que, jeune et belle, elle pouvait épouser n’importe qui. C’est vrai, elle l’avait accepté pour faire plaisir à la mère d’Obring, la vieille Dhel, qui avait servi de tante à Kokor et qui était la meilleure amie de Mère. Mais peu à peu, elle avait fini par s’attacher à lui, puis par l’apprécier vraiment : la vie était douce et confortable en sa compagnie. Du moment qu’elle pouvait coucher avec qui elle voulait.
Ce serait amusant de mettre la main sur Sevet et de voir avec qui elle se trouvait ce soir. Il y avait des années qu’elle ne lui était plus tombée dessus comme cela. Ah, la surprendre en compagnie d’un homme tout nu, en sueur, lui apprendre la mort de Père et contempler la figure du pauvre type qui se rend compte peu à peu que ce soir, pour lui, c’est rideau !
« Je me charge d’avertir Sevet moi-même, dit-elle.
— Non, vous allez m’accompagner, insista Rashgallivak.
— Tu vas rester et finir la pièce ! glissa Tumannu.
— Ta pièce, ce n’est qu’un… un otsoss ! » répliqua Kokor, en employant le terme le plus grossier qu’elle pût trouver.
Tumannu émit un hoquet d’horreur, Rashgallivak rougit et Gulya gloussa de son petit rire grave. « Ah, ça, c’est pas mal ! » dit-il.
Kokor tapota le bras de Tumannu. « Je sais. Je suis virée.
— Ça, tu peux le dire ! s’exclama Tumannu. Et si tu t’en vas maintenant, ta carrière est finie, terminée ! »
Rashgallivak rétorqua en ricanant : « Avec sa part de l’héritage de son père, elle pourra s’offrir votre petit théâtre, et votre mère par-dessus le marché ! »
Tumannu prit un air de défi. « Ah oui ? Et qui est son père ? Gaballufix, peut-être ? »
Une surprise non feinte se peignit sur les traits de Rashgallivak. « Vous ne le saviez pas ? »
Visiblement non. Kokor réfléchit un instant : cela signifiait qu’elle n’en avait jamais parlé à Tumannu et qu’elle n’avait donc pas joué du nom et du prestige de son père ; ce rôle, elle l’avait obtenu toute seule. C’était merveilleux !
« Je savais qu’elle était la sœur de la grande Sevet, dit Tumannu. Pourquoi l’aurais-je engagée, autrement ? Mais jamais je n’aurais pensé qu’elles avaient le même père ! »
Un instant, Kokor sentit une flambée de rage l’envahir, brûlante comme une fournaise. Mais elle la contint aussitôt, avec une maîtrise parfaite. Il ne fallait pas laisser libre une flamme pareille : qui sait ce qu’elle pourrait faire ou dire si elle se lâchait la bride en un tel moment ?
« Je dois trouver Sevet, dit-elle.
— Non », répondit Rashgallivak. Peut-être aurait-il ajouté autre chose, mais il posa au même moment la main sur le bras de Kokor pour la retenir, et naturellement elle lui enfonça son genou dans l’aine, comme on l’apprenait à toutes les actrices de comédies quand un admirateur importun devenait trop empressé. C’était un réflexe. Elle n’avait pas vraiment voulu le faire, ni avec autant de force. L’homme n’était pas très lourd et le coup le souleva du sol.
« Je dois trouver Sevet », dit Kokor en guise d’explication. Il ne l’entendit sans doute pas : il gémissait trop fort, couché sur le plancher des coulisses.
« Où est sa doublure ? disait Tumannu. Ah ! elle ne lui a même pas laissé un préavis de trois minutes, le pauvre petit bizdoune !
— Ça fait mal ? demandait pour sa part Gulya à Rashgallivak. Car après tout, qu’est-ce que la douleur, quand on y réfléchit ? »
Kokor s’éclipsa dans l’obscurité en direction de Peintrailleville. La cuisse l’élançait juste au-dessus du genou, là où elle l’avait si vigoureusement enfoncé dans l’entrejambe de Rashgallivak. Elle allait sans doute avoir un bleu, ce qui l’obligerait à se passer un lustre opaque sur les jambes. Quel ennui !
Père est mort. C’est moi qui dois annoncer la nouvelle à Sevet. Pourvu que personne ne la trouve avant moi ! Et assassiné, en plus ! On va en parler pendant des années dans toute la cité. J’aurai plutôt belle allure avec le blanc du deuil. Pauvre Sevet… elle qui paraît toujours rouge comme une betterave quand elle porte du blanc. Mais elle n’osera pas quitter le deuil avant moi. Je serais bien capable de pleurer Papa pendant des années et des années.
Tout en marchant, Kokor partit d’un rire inextinguible mais silencieux.
Puis elle s’aperçut qu’elle ne riait pas du tout, mais qu’elle pleurait. Et pourquoi donc ? se demanda-t-elle. Parce que Père est mort. Ce doit être ça, voilà la cause de tout ce remue-ménage. Père, pauvre Père. Je l’aimais sans doute, pour pleurer maintenant sans le vouloir, sans même personne pour me voir. Qui aurait cru que je l’aimais ?
« Réveille-toi. » Un chuchotement pressant. « Tante Rasa a besoin de nous. Réveille-toi ! »
Luet ne comprit pas pourquoi Hushidh disait cela. « Mais je ne dormais pas, marmonna-t-elle.
— Oh que si, tu dormais ! répondit sa sœur. Tu ronflais, même ! »
Luet se redressa dans son lit. « Je cornais comme une oie, tant que tu y es !