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Au fond de lui, Bitanke se sentit soulagé : Mouj se rendait compte que son interlocuteur n’avait rien d’un traître, qu’il n’agirait jamais pour son propre intérêt, mais seulement pour le bien de la cité.

« Les hommes de la garde, dit Bitanke, renâcleront à recevoir leurs ordres d’un autre que leur commandant, nommé par le conseil municipal.

— Supposons néanmoins qu’à l’unanimité le conseil ait élu quelqu’un au poste de consul et demandé à la garde de lui obéir.

— Ils ne l’accepteraient qu’avec la certitude absolue que ce consul n’est pas l’homme de paille des Gorayni. Les gardes ne sont pas des imbéciles, et ce ne sont pas non plus des traîtres.

— Eh bien voilà : vous comprenez mon problème ! Il me faut quelqu’un qui soit convaincu de la nécessaire loyauté de Basilica envers l’Impérator, mais ce consul n’aura d’utilité que si le peuple de la cité voit en lui un Basilicain loyal et non une marionnette. »

Bitanke éclata de rire. « Vous n’imaginez pas, j’espère, que je conviendrais pour ce rôle ? Quantité de gens murmurent déjà que je suis votre marionnette parce que je vous ai laissé entrer dans la cité !

— Je sais, dit Mouj. Vous étiez le premier à qui j’avais pensé, mais j’ai compris que vous ne pouviez servir Basilica – et mes desseins par la même occasion – qu’en restant à votre place, sans profiter d’avantages manifestes dus à mon influence.

— Alors pourquoi suis-je ici ?

— Pour me conseiller, comme je vous l’ai dit. J’ai besoin que vous me trouviez qui, au poste de consul, aurait l’aval et l’obéissance de la cité et de la garde.

— Il n’existe personne de tel.

— En disant cela, vous me demandez de déverser le sang et les cendres de Basilica dans le lac des femmes.

— Ah, ne me menacez pas !

— Je ne vous menace pas, Bitanke, je vous explique ce que j’ai fait par le passé et que je n’ai pas envie de recommencer. Je vous en prie, aidez-moi à trouver le moyen d’éviter un dénouement aussi affreux.

— Laissez-moi réfléchir.

— C’est tout ce que je vous demande.

— Permettez-moi de revenir demain.

— Non ; c’est aujourd’hui que je dois agir.

— Alors, donnez-moi une heure.

— Pouvez-vous réfléchir ici ? Sans quitter cette maison ?

— Suis-je donc en état d’arrestation ?

— Des milliers d’yeux surveillent cette résidence, mon ami. Si l’on vous voit sortir puis revenir une heure plus tard, on dira que vous faites trop de visites au général Vozmujalnoy Vozmojno. Mais si vous désirez quand même partir, vous êtes libre.

— Je reste.

— Dans ce cas, je vais vous faire conduire à la bibliothèque et confier un ordinateur. Vous m’aiderez à réfléchir en écrivant les noms et vos raisons de penser que ces personnes pourraient ou non convenir à notre but. Dans une heure, revenez avec votre liste.

— C’est pour Basilica que je fais cela, non pour vous. Et sans espoir d’un avantage pour moi-même.

— C’est pour Basilica que je vous le demande, répondit Mouj. Si ma loyauté va d’abord à l’Impérator, j’espère néanmoins sauver cette cité de la destruction, si je le puis. »

L’entrevue était terminée. Bitanke sortit et un soldat gorayni l’emmena aussitôt à la bibliothèque. Mouj n’avait rien dit au soldat, qui le conduisit pourtant à l’endroit voulu et lui donna l’ordinateur prévu. Cela signifiait que le général laissait ses officiers subalternes écouter ses négociations, chose presque impensable, ou alors qu’il avait donné ses ordres avant même l’arrivée de Bitanke.

Se pouvait-il que Mouj eût tout prévu, chaque mot qui se dirait entre eux ? Était-il si bon manipulateur qu’il pouvait connaître tous les dénouements à l’avance ? Dans ce cas, Bitanke n’était peut-être qu’une dupe qui trahissait sa cité parce que Mouj l’avait complètement embobiné.

Non ! Non, ce n’est pas cela du tout ! Mouj s’est simplement estimé capable de me convaincre d’agir intelligemment, au mieux des intérêts de Basilica ; je vais donc lui trouver des candidats, s’il est possible d’imaginer à ce poste de consul quelqu’un qui y ait été nommé par les Gorayni et jouisse pourtant de la loyauté du peuple, du conseil et de la garde. Si cette personne existe, j’apporterai son nom au général.

« Je dois parler à mes enfants, dit Rasa. À tous. »

Luet la regarda un instant, indécise ; c’était le genre de chose qu’une dame pouvait dire à ses domestiques, un ordre qu’on donne sans en avoir l’air. Mais Luet n’était pas une domestique et ne l’avait jamais été, aussi n’avait-elle pas à prêter attention à l’expression d’un tel désir. Pourtant, Rasa ne sembla pas s’apercevoir qu’elle venait de parler comme à une servante, alors qu’aucune n’était présente. « Madame, dit Luet, me chargez-vous de cette commission ? »

Rasa lui jeta un regard presque surpris. « Excuse-moi, Luet. J’avais oublié avec qui j’étais ; je ne suis pas au mieux de ma forme. S’il te plaît, pourrais-tu trouver mes enfants et ceux de mon mari et leur dire que je veux les voir tout de suite ? »

Il s’agissait maintenant d’une requête adressée directement à elle, et naturellement Luet inclina la tête et partit chercher des domestiques pour l’aider. Elle aurait volontiers accompli la tâche elle-même, mais la maison était vaste et si la demande de Rasa était urgente, comme il semblait, mieux valait affecter plusieurs personnes à l’affaire. D’ailleurs, les servantes avaient de meilleures chances de savoir où chacun se trouvait.

Il ne fut pas difficile de mettre la main sur Nafai, Elemak, Sevet et Kokor ; personne, toutefois, n’avait vu Mebbekew depuis plusieurs heures, depuis son arrivée, en fait. Enfin Izdavat, une jeune servante qui montrait plus d’empressement que de bon sens à bien faire, finit par avouer qu’elle avait apporté son petit-déjeuner à Mebbekew dans la chambre de Dol. « Mais c’était il y a déjà un moment, ma dame.

— Appelle-moi simplement sœur, ou Luet.

— Vous voulez que j’aille voir s’il y est toujours, sœur ?

— Non merci. Il serait inconvenant qu’il s’y trouve encore ; je vais demander à Dolya où il est allé. » Et elle se dirigea vers l’escalier de l’aile des professeurs.

Luet n’était pas surprise que Mebbekew eût déjà réussi à s’attacher une femme, même dans cette maison où on leur apprenait à démasquer les hommes frivoles. Elle s’étonnait cependant que Dolya s’intéresse à ce garçon. Elle avait eu affaire à des champions de la flatterie et de la flagornerie du temps de sa carrière d’actrice et n’aurait dû remarquer Mebbekew que pour se moquer discrètement de lui.

Mais Luet avait conscience qu’elle-même repérait les flatteurs bien plus aisément que la plupart des femmes, puisqu’ils n’essayaient jamais leur magie de séduction sur elle ; les sibylles de l’eau avaient la réputation de percer les mensonges à jour – bien qu’à vrai dire, Luet n’eût de clartés que par l’intermédiaire de Surâme, laquelle n’était pas renommée pour aider ses filles dans leur vie amoureuse. Comme si j’en avais une ! songea-t-elle. Comme si j’avais besoin d’en avoir une ! Surâme a déjà tracé mon chemin, et là où il touche la vie des autres, je fais confiance à Surâme pour leur faire savoir sa volonté. Mon époux découvrira sa femme quand il le décidera. Et je serai satisfaite.