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— Non : tu brayais comme un âne ; mais par la grâce de l’amour que je te porte, c’était musique à mes oreilles !

— Eh bien, voilà, répondit Luet : je ronfle pour t’offrir de la musique en pleine nuit ! » Elle attrapa sa robe d’intérieur et l’enfila.

« Tante Rasa a besoin de nous, insista Hushidh. Viens vite. » Elle sortit avec légèreté, comme si elle dansait, sa robe flottant derrière elle. En chaussures ou en sandales, Hushidh marchait lourdement, mais pieds nus elle se déplaçait comme une femme dans un rêve, comme un petit duvet de peuplier dans la brise.

Luet suivit sa sœur dans le couloir tout en boutonnant le devant de sa robe. Que se passait-il pour que Rasa veuille leur parler, à Hushidh et à elle ? Avec tous les événements de ces derniers temps, Luet craignait le pire. Se pouvait-il que Nafai, le fils de Rasa, n’ait pas réussi à sortir de la cité, en fin de compte ? La veille seulement, Luet l’avait entraîné par des chemins interdits jusqu’au lac réservé aux seuls yeux des femmes, car Surâme le lui avait appris : il fallait que Nafai voie ce lac, qu’il y flotte comme une femme, comme une sibylle de l’eau – comme Luet elle-même. Aussi l’avait-elle emmené et on ne l’avait pas tué pour son blasphème. Ensuite, elle lui avait fait franchir la porte Secrète, puis le bois Impénétrable. Elle l’avait alors cru hors de danger ; mais elle se trompait, naturellement, parce que jamais Nafai n’aurait regagné le désert et la tente de son père sans l’objet que celui-ci l’avait envoyé chercher.

Tante Rasa l’attendait dans sa chambre, mais pas seule. Un soldat se trouvait avec elle. Il ne s’agissait pas d’un des hommes de Gaballufix – d’un de ses mercenaires, ces tueurs qui se disaient de la milice Palwashantu. Non, ce soldat était un garde municipal, un gardien des portes.

Cependant, c’est à peine si Luet le remarqua, à part son insigne, car Rasa avait l’air complètement… non, pas terrifiée, pas exactement. Elle affichait une émotion que Luet ne lui avait encore jamais vue. Ses yeux agrandis s’embuaient de larmes et ses traits d’habitude si fermes s’étaient relâchés, épuisés, comme si son cœur bouillonnait de sentiments que son visage était incapable d’exprimer.

« Gaballufix est mort », dit-elle.

Ah ! voilà qui expliquait bien des choses ! Gaballufix, ces derniers mois, était l’ennemi de tous, ses tolchocks à gages faisaient régner la peur dans les rues et ses soldats, masqués et anonymes, terrorisaient d’autant plus les gens qu’ils garantissaient la « sécurité » des rues de Basilica. Mais aussi dangereux qu’il fût, Gaballufix avait été le mari de Rasa, le père de ses deux filles, Sevet et Kokor. Il y avait eu de l’amour entre eux, autrefois, et les liens familiaux ne se rompent pas aisément pour une femme du sérieux de Rasa. Luet n’était pas déchiffreuse comme sa sœur Hushidh, mais elle savait ceci : Rasa gardait encore des liens avec Gaballufix bien qu’elle détestât ses initiatives récentes.

« Je plains sa veuve, dit Luet, mais je me réjouis pour la cité. »

Hushidh, cependant, dévisageait le soldat d’un air inquisiteur. « Ce n’est pas cette nouvelle que vous a apportée cet homme, je suppose.

— Non, répondit Rasa. Non, c’est Rashgallivak qui m’a appris la mort de Gaballufix. Apparemment, Rashgallivak aurait été nommé… nouveau Wetchik. »

C’était un coup terrible : le mari de Rasa, Volemak, qui avait été le Wetchik n’avait plus aujourd’hui ni propriété, ni droits ni position au cœur du clan Palwashantu. Et Rashgallivak, son homme de confiance, avait pris sa place. Le monde ne connaissait-il donc plus la dignité ? « Quand Rashgallivak a-t-il accédé à cet honneur ?

— Avant la mort de Gaballufix ; c’est Gabya qui l’a nommé, évidemment, et je ne doute pas qu’il s’en soit régalé. Il y a donc une sorte de justice immanente : aujourd’hui Rash a également pris la place de Gabya à la tête du clan. Tu as raison, en effet : Rash fait rapidement son chemin dans le monde. Et pendant ce temps, d’autres tombent. Roptat aussi est mort cette nuit.

— Non ! » souffla Luet.

Roptat était le chef du parti pro-Gorayni, le groupe qui voulait maintenir Basilica à l’écart de la guerre prochaine entre les Gorayni et Potokgavan. Roptat disparu, quelle chance restait-il à la paix ?

« Oui, morts cette nuit, l’un et l’autre, reprit Rasa. Les chefs des deux partis qui ont déchiré notre cité. Mais ce n’est pas le pire : d’après la rumeur, leur meurtrier commun serait mon fils Nafai.

— C’est faux ! s’écria Luet. C’est impossible !

— Je le pense aussi. Et ce n’est pas pour cela que je t’ai réveillée. »

Luet comprit alors pourquoi Rasa paraissait si troublée. Nafai, jeune et brillant, faisait la fierté de sa mère, et bien plus encore car, Luet le savait parfaitement, il était lui aussi proche de Surâme. Son sort ne touchait pas seulement ceux qui l’aimaient, mais toute la cité et peut-être le monde entier. « Ce soldat apporte des nouvelles de Nafai, alors ? »

Rasa fit un signe de tête à l’homme qui attendait en silence.

« Je m’appelle Smelost, dit-il en se levant pour leur parler. C’est moi qui m’occupais de la porte de la cité. J’ai vu deux hommes approcher ; l’un d’eux a posé son pouce sur l’écran et l’ordinateur de Basilica l’a identifié comme étant Zdorab, trésorier de la maison de Gaballufix.

— Et l’autre ? demanda Hushidh.

— Il était masqué, vêtu comme les hommes de Gaballufix ; Zdorab l’appelait Gaballufix et a tenté de me convaincre de ne pas saisir son empreinte. Mais j’y étais bien obligé : Roptat avait été assassiné et il fallait empêcher le meurtrier de s’échapper. On nous avait dit que c’était Nafai le coupable, le plus jeune fils de dame Rasa. C’est Gaballufix qui nous en avait avertis.

— Alors, vous avez obligé Gaballufix à poser son pouce sur l’écran ? demanda Luet.

— Il s’est penché tout contre moi et m’a dit à l’oreille : “Et si celui qui a porté cette accusation mensongère était le meurtrier lui-même ?”Je dois reconnaître que certains d’entre nous avaient déjà eu la même idée, que Gaballufix accusait Nafai d’avoir tué Roptat pour couvrir sa propre culpabilité. Et puis le soldat – celui que Zdorab appelait Gaballufix – a mis son pouce contre l’écran et le nom que m’a annoncé l’ordinateur était celui de Nafai.

— Qu’avez-vous fait alors ? le pressa Luet.

— J’ai enfreint mon serment et mes ordres. J’ai aussitôt effacé son nom et je l’ai laissé passer. Je l’ai cru ; je l’ai cru innocent du meurtre de Roptat. Mais sa sortie de la cité était enregistrée et aussi le fait que je ne l’avais pas retenu en sachant son identité. Je n’y voyais pas de mal : à l’origine, la plainte venait de Gaballufix et j’avais devant moi son propre trésorier en compagnie du garçon. J’ai pensé que Gaballufix n’aurait rien à redire si son employé était présent. Au pire, je risquais de perdre mon poste, c’est tout.

— Vous l’auriez laissé passer de toute façon, intervint Hushidh, même si l’employé de Gaballufix n’avait pas été là. »

Smelost la dévisagea un instant, puis afficha un demi-sourire. « J’étais partisan de Roptat. Croire que le fils de Wetchik ait pu le tuer, ça relève de la plaisanterie.

— Nafai n’a que quatorze ans, dit Luet. Croire qu’il puisse tuer quelqu’un, voilà ce qui relève de la plaisanterie.

— Pas d’accord, rétorqua Smelost. Parce qu’on a appris que le corps de Gaballufix avait été retrouvé décapité, et que ses vêtements avaient disparu. Que penser alors, sinon que Nafai avait pris la tenue de Gaballufix sur son cadavre ? Que c’étaient presque à coup sur Nafai et Zdorab qui l’avaient tué ? Nafai est grand pour quatorze ans, si c’est bien son âge. Il est de la taille d’un homme. Il aurait pu le faire. Pour Zdorab… c’est moins certain. » Il eut un petit rire triste. « Ça m’est bien égal de perdre mon poste, maintenant. Ce que je crains, c’est d’être pendu comme complice d’un meurtrier que j’ai laissé s’échapper. C’est pourquoi je suis venu ici.