Naturellement, Rashgallivak serait furieux de trouver un mandat à tirer chez un des joailliers de la porte du Marché au lieu des pierres elles-mêmes. Mais Shedemei n’avait pas envie de transporter ni d’expédier une énorme somme tout en nature jusqu’en un lieu désert et isolé. C’était Rash qui avait besoin de cet argent ; à lui de courir des risques. Enfin, elle avait tiré son mandat sur un joaillier qui tenait un banc à l’extérieur de la porte du Marché ; ainsi, il ne serait pas obligé de franchir le barrage des soldats pour se faire payer.
Rasa regarda son fils, ses filles et les deux garçons que Wetchik avait eus d’autres mariages. Ce ne sont pas les plus beaux spécimens d’humanité qu’on ait jamais vus, songea-t-elle. L’échec de Volemak avec ses deux fils m’inspirerait un peu plus de mépris si mes deux chères filles n’étaient pas là pour me rappeler ma propre absence de génie en tant qu’éducatrice. Et, soyons justes, tous ces jeunes gens ont des dons et des talents propres. Mais seuls Nafai et Issib, les deux enfants que Volya et moi avons eus ensemble, se sont révélés posséder des qualités d’intégrité et d’amour du bien.
« Pourquoi n’avez-vous pas amené Issib ? »
Elemak soupira. Mon pauvre, songea Rasa. La vieille dame te fait répéter tes explications ? « Nous ne voulions pas avoir à nous inquiéter de son fauteuil ni de ses flotteurs pour ce voyage, dit-il.
— C’est aussi bien qu’il ne soit pas coincé ici avec nous, remarqua Nafai.
— Je ne pense pas que le général nous garde longtemps assignés à résidence, déclara Rasa. Une fois que je serai totalement discréditée, il n’aura plus de raison de se montrer aussi manifestement répressif. Il essaie de se créer une image de libérateur et de protecteur, et la présence de ses soldats dans les rues n’y contribue pas.
— Alors, on s’en va, ensuite ? demanda Nafai.
— Non, on prend racine ici, répondit Mebbekew. Évidemment qu’on s’en va !
— Je veux rentrer chez moi, intervint Kokor. Même si Obring fait un mari parfaitement minable, il me manque. »
Sevet garda le silence.
Rasa se tourna vers Elemak, qui arborait son habituel petit sourire. « Et toi, es-tu si pressé de quitter ma maison ?
— Je vous remercie de votre hospitalité, répondit-il, et nous nous rappellerons toujours votre logis comme la dernière maison civilisée où nous ayons vécu avant bien des années.
— Parle pour toi, Elya ! s’exclama Mebbekew.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Kokor. Moi, j’ai une maison civilisée qui m’attend en ce moment même ! »
Sevet émit un rire étranglé.
« Je ne me vanterais pas du niveau de civilisation de ma maison, si j’étais toi, répliqua Rasa. Je vois de plus que seul Elya comprend notre véritable situation.
— Moi aussi, je la comprends », glissa Nafai.
Et naturellement, Elemak lui jeta un regard noir sous ses lourdes paupières. Nafai, jeune sot ! songea Rasa. Pourquoi faut-il toujours que tu dises des choses qui énervent tes frères ? Crois-tu donc que j’ai oublié que tu as entendu la voix de Surâme, que tu es bien plus perspicace que tes frères et tes sœurs ? Ne peux-tu me faire confiance pour me souvenir de ton mérite ? Ainsi, tu n’aurais pas à me le rappeler !
Non, c’était hors de ses moyens. Il était jeune, trop jeune pour saisir les conséquences de ses actes, trop jeune pour contenir ses sentiments.
« Néanmoins, c’est Elemak qui va nous l’expliquer.
— Nous ne pouvons pas rester en ville, dit ce dernier. À l’instant où les soldats cesseront leur surveillance, il faudra nous éclipser, et vivement !
— Mais pourquoi ? demanda Mebbekew. C’est dame Rasa qui a des problèmes, pas nous.
— Par Surâme, tu es vraiment débile ! » cracha Elemak.
Que voilà une franchise rafraîchissante ! songea Rasa. Pas étonnant que tes frères t’adorent, Elya.
« Tant que dame Rasa est en état d’arrestation, Mouj doit veiller à ce qu’aucun mal n’arrive à personne dans cette maison. Mais à cause de lui, elle va se retrouver avec tout un tas d’ennemis dans la cité. Dès que ses soldats dégageront le chemin, il va commencer à se passer des choses très désagréables.
— Raison de plus pour nous éloigner de chez Mère, dit Kokor. Elle peut se sauver si ça lui chante, mais ils n’en ont pas après moi !
— Ils en ont après chacun de nous, rectifia Elemak. Meb, Nafai et moi sommes des fugitifs, et Nafai en particulier est accusé de deux meurtres, dont un qu’il a réellement commis. On peut inculper Kokor de voies de fait et de tentative de meurtre sur sa propre sœur. Quant à Sevet, elle a été prise en flagrant délit d’adultère, et comme c’était avec le mari de sa sœur, on peut aussi faire jouer les lois sur l’inceste.
— Ils n’oseraient jamais ! s’écria Kokor. Me poursuivre, moi ?
— Et pourquoi pas ? demanda Elemak. Seuls le profond respect et le grand amour que dame Rasa inspirait vous ont évité l’arrestation. Mais aujourd’hui, ces deux boucliers ont disparu, ou du moins se sont affaiblis.
— Jamais on n’osera me condamner ! dit Kokor.
— Les lois sur l’adultère ne sont plus appliquées depuis des siècles, renchérit Meb. Et l’inceste entre beau-frère et belle-sœur révolte peut-être les gens, mais du moment qu’on est majeur…
— Alors, vous voulez mourir, c’est ça ? s’écria Elemak. Est-ce que tout le monde est bouché, ici ? Ah non, c’est vrai – Nafai comprend tout, lui !
— Non, répondit Nafai. Je sais qu’il faut nous enfuir dans le désert parce que Surâme l’a ordonné, mais je ne comprends absolument rien à ce que tu racontes. »
Rasa ne put s’empêcher de sourire. Nafai pouvait se montrer sot par moments, mais son honnêteté et sa franchise étaient parfois désarmantes. Sans le vouloir, il avait complu à Elemak en se rabaissant et en reconnaissant à son frère une perspicacité supérieure.
« Alors je vais vous expliquer, dit Elemak. Dame Rasa dispose d’une certaine autorité, encore maintenant, parce que les gens les plus avisés de Basilica ne croient pas un instant les rumeurs qui la concernent. Il ne suffit pas à Mouj de la discréditer ; il doit la soumettre complètement à son contrôle, ou bien la tuer. Dans le premier cas, il n’a qu’à faire passer en jugement un des enfants de Rasa pour meurtre – ou un des fils de Père, d’ailleurs – et elle est à sa merci. Dame Rasa est courageuse, mais je ne pense pas qu’elle ait le cœur à laisser ses enfants ou les fils de Père aller en prison pour se garder le plaisir du jeu politique. Et si néanmoins elle était à ce point endurcie, Mouj n’aurait qu’à faire monter les enchères. Lequel d’entre nous tuerait-il en premier ? Mouj est un homme habile ; il s’arrangerait pour nous transmettre clairement son message sans trop en faire. Donc, à mon avis, c’est toi qu’il tuerait, Meb, étant donné que de nous tous tu es celui qui a le moins de valeur et qui manquerait le moins à Père et dame Rasa. »
Meb se dressa d’un bond. « Cette fois, j’en ai marre, pue-de-la-gueule !
— Assieds-toi, Mebbekew, dit dame Rasa. Tu ne vois donc pas qu’il te taquine ? »
Elemak adressa un grand sourire à Mebbekew, qui ne se radoucit pas pour autant. Il jeta un regard furibond à son frère en se rasseyant.
« Donc, il tuerait quelqu’un, reprit ce dernier, comme simple avertissement. Bien entendu, ses soldats n’y seraient pour rien ; mais il saurait que dame Rasa y verrait sa main. Et si nous garder en otages ne suffisait pas à la tenir, Mouj a déjà préparé le terrain pour l’assassiner elle-même ; il ne serait pas difficile de trouver quelque citoyen prêt à la tuer pour sa prétendue perfidie ; Mouj n’aurait qu’à lui fournir une occasion de frapper. Ce serait tout simple. C’est quand les soldats s’en iront de devant notre porte que nous serons vraiment en danger. Il faut donc nous apprêter à partir sur-le-champ, discrètement et définitivement.