— Quitter Basilica ! » s’écria Kokor. La consternation sincère qui se peignit sur ses traits révélait qu’elle avait enfin compris la gravité de leur situation.
Sevet aussi, cela ne faisait aucun doute. Elle avait baissé la tête, mais Rasa vit des larmes sur ses joues.
« Je suis navrée que votre intimité avec moi vous coûte si cher, dit-elle. Mais pendant toutes ces années, mes chères filles, mon cher fils, mes élèves bien-aimées, vous avez profité du prestige de ma maison ainsi que du grand honneur dont jouissait Wetchik. À présent que les événements se tournent contre nous à Basilica, vous devez également prendre votre part en en payant le prix. C’est ennuyeux, mais ce n’est pas injuste.
— Pour toujours… murmura Kokor.
— Pour toujours, en effet, dit Elemak. Mais pour ma part, je n’irai pas au désert sans mon épouse. J’espère que de leur côté, mes frères ont pris quelques dispositions dans ce sens. C’est la raison de notre venue, après tout.
— Obring, gémit Kokor. Il faut emmener Obring ! »
Sevet leva le menton et regarda sa mère. Ses yeux étaient brouillés de larmes et une question pleine d’effroi se lisait sur son visage.
« Je pense que Vas t’accompagnera, si tu le lui demandes, dit Rasa. Il est réfléchi et indulgent, et il t’aime bien plus que tu ne le mérites. » Le ton était froid, mais Sevet prit quand même ces paroles comme un réconfort.
« Mais Obring, alors ? insista Kokor.
— Il est tellement faible que tu arriveras à le persuader de venir aussi, j’en suis sûre. »
Entre-temps, Mebbekew s’était tourné vers Elemak. « Ton épouse ? demanda-t-il.
— Dame Rasa va célébrer la cérémonie pour Eiadh et moi ce soir », répondit Elemak.
Les traits de Mebbekew trahirent une émotion profonde – de la rage ? de la jalousie ? Avait-il lui aussi désiré Eiadh, comme le pauvre Nafai ?
« C’est ce soir que tu l’épouses ? insista Mebbekew.
— Nous ignorons quand Mouj va lever notre mise en résidence surveillée, et j’ai envie d’un mariage dans les règles. Une fois dans le désert, je ne veux pas de confusion.
— D’autant plus qu’on pourra changer dès la fin des contrats de mariage », intervint Kokor.
Tous la regardèrent.
« Le désert, ce n’est pas Basilica, dit Rasa. Nous ne serons qu’une poignée ; les mariages seront définitifs. Mieux vaut t’habituer tout de suite à cette idée.
— C’est ridicule ! s’exclama Kokor. Je refuse de partir et vous ne pouvez pas m’y forcer !
— En effet, répondit Rasa. Mais si tu restes, tu verras à quel point la vie est différente quand on n’est plus la fille de dame Rasa, mais une jeune chanteuse célèbre uniquement pour avoir de sa propre main réduit au silence une sœur bien plus renommée qu’elle !
— Je peux m’en arranger ! répliqua Kokor d’un ton de défi.
— Dans ce cas, je ne doute plus de ne pas vouloir de toi dans le désert ! lui jeta Rasa, furieuse. À quoi nous servirait une gamine inconsciente dans le terrible voyage qui nous attend ? » Ses paroles étaient dures, mais la déception que lui causait Kokor lui versait du poison sur sa langue. « J’ai dit ce que j’avais à dire. Vous avez tous du travail à faire et des décisions à prendre. Allez-y et qu’on en finisse. »
Le congédiement était clair et Kokor et Sevet sortirent aussitôt, Kokor le menton levé avec ostentation.
Mebbekew s’approcha obliquement de Rasa – ce garçon était-il incapable de marcher naturellement, sans avoir l’air d’un couard ou d’un espion ? – et lui demanda : « Est-ce que le mariage d’Elya, ce soir, est réservé à lui seul ?
— Tous les habitants de la maison sont invités, répondit Rasa.
— Non, je veux dire… Et se je me mariais, moi aussi ? Est-ce que vous célébreriez la cérémonie ce soir ?
— Si tu te mariais, toi ? Crois-moi, Dolya s’est peut-être montrée inconsidérée, mais je serais étonnée qu’elle t’accepte comme mari, Mebbekew.
— Luet vous a tout raconté ! fit-il, furieux.
— Évidemment ! Une demi-douzaine de domestiques et Dolya elle-même m’en auraient parlé avant la nuit, de toute façon. Crois-tu vraiment qu’on puisse me celer un secret pareil dans ma propre maison ?
— Bon, si j’arrive à la persuader d’accepter un infect tas de boue comme moi, dit Meb d’un ton dégoulinant d’ironie, condescendrez-vous à nous inclure dans la cérémonie ?
— Il serait dangereux de t’emmener dans le désert sans épouse, répondit Rasa. Dolya ferait une femme plus que bonne pour toi, même si elle ne peut faire pire choix pour elle-même. »
Meb rougit de fureur. « Je n’ai rien fait pour mériter un tel mépris de votre part !
— Au contraire, tu as tout fait pour cela, répliqua Rasa. Tu as séduit ma nièce sous mon toit, et tu envisages maintenant de l’épouser ; et ne me crois pas dupe : ce n’est pas pour rejoindre ton père au désert que tu veux l’épouser, mais pour t’en servir comme permis de séjour à Basilica. Tu la tromperas à l’instant où nous serons partis et où tu auras tes papiers en règle.
— Et moi, je vous jure sous le regard de Surâme que j’emmènerai Dolya au désert, aussi sûrement qu’Elya emmène Eiadh.
— Fais attention quand tu prends Surâme à témoin de ton serment, dit Rasa. Elle sait s’y prendre pour faire tenir parole aux gens ! »
Mebbekew faillit répliquer, mais il se ravisa et sortit furtivement du salon privé de Rasa, sans doute pour aller flatter Dolya et lui proposer le mariage.
Et il aura gain de cause, pensa Rasa avec amertume, parce que ce garçon, qui a si peu de choses pour lui par ailleurs, sait s’y prendre avec les femmes. Combien de mères de Dollville et de Peintrailleville m’ont rapporté ses exploits avec leurs filles ? Pauvre Dolya ! La vie t’a-t-elle laissée si affamée que tu es prête à te jeter sur cette piètre imitation de l’amour ?
Seuls Elemak et Nafai étaient restés dans la pièce.
« Je refuse de partager mon mariage avec Mebbekew, déclara Elemak d’un ton glacé.
— Ah ! quelle tragédie de ne pas toujours obtenir ce qu’on désire en ce bas monde ! répondit Rasa. Mais quiconque voudra se marier ce soir se mariera. Nous n’avons pas le temps de satisfaire ta vanité et tu le sais bien. Tu me dirais la même chose si tu étais impartial. »
Elemak la dévisagea quelques instants. « C’est vrai, dit-il enfin. Vous êtes très avisée. » Puis il sortit à son tour.
Mais Rasa le percevait lui aussi mieux qu’il ne l’imaginait. Après l’avoir jaugée, il avait décidé qu’aussi puissante qu’elle fût à Basilica, elle ne serait plus rien dans le désert, et elle le savait bien. Il se plierait à sa loi pour ce soir, mais une fois hors de la cité, il se ferait un délice de la soumettre. Eh bien, l’humiliation ne me fait pas peur ! pensa-t-elle. Que m’importeront tes tourments quand je sentirai la souffrance de ma Basilica bien-aimée, sachant que dans mon exil, je ne pourrai rien pour la sauver ?
Il n’y avait plus que Nafai avec Rasa.
« Mère, dit-il, que devient Issib, dans tout ça ? Et Zdorab, le trésorier de Gaballufix ? Ils auront besoin de femmes, eux aussi. Et Elemak a vu des épouses pour tout le monde, dans son rêve.
— Alors, à Surâme de les leur procurer, tu ne crois pas ?