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Rashgallivak soupira et reprit :

« Il est clair que Volemak rêve toujours de prendre le pouvoir à Basilica ; sinon, pourquoi voudrait-il l’Index ? Sa seule valeur est celle d’un symbole d’autorité chez les Palwashantu ; il leur rappelle ces temps très anciens où ils n’étaient pas sous la coupe des femmes. Rasa, elle, est son épouse et dispose de son côté d’une grande influence. Seule, elle représente déjà pour vous un danger ; mais ensemble, ils seraient redoutables. Qui d’autre pourrait unir la cité contre vous ? Shedemei ne préparerait pas un tel voyage si Rasa ne le lui avait pas demandé. Par conséquent, Rasa et Volemak doivent avoir un plan où les caissons secs jouent un rôle.

— Et de quel genre ?

— Shedemei est une brillante généticienne, comme je l’ai dit. Supposons qu’elle crée une moisissure ou un champignon qui se répandrait comme une maladie dans Basilica, et que seuls les partisans de Rasa et de Volemak disposent du fongicide adéquat ?

— Un champignon. Ah bon. Et vous croyez que ce serait une arme contre les soldats gorayni ?

— Personne ne s’en est jamais servi comme arme, général. J’ai moi-même eu du mal à l’imaginer. Mais songez à l’efficacité de vos hommes dans un combat s’ils étaient en proie à des démangeaisons atroces, insupportables.

— Des démangeaisons », répéta Mouj. C’était absurde, c’était risible. Et pourtant, c’était possible : des soldats distraits par un champignon irritant et tenace ne se battraient pas bien. La cité elle-même ne serait pas facile à diriger si ses habitants souffraient d’un tel fléau. Les gouvernements n’étaient jamais moins respectés que quand ils se révélaient impuissants face à une épidémie ou à une famine ; Mouj s’était servi bien des fois de ce phénomène contre les ennemis de l’Impérator. Rasa et Volemak poussaient-ils donc le vice jusqu’à concevoir une arme aussi inconcevable ? D’utiliser une savante comme fabricante d’armes ? Dieu permettrait-il une pratique aussi vile ?

À moins que…

À moins que, comme moi, Rasa et Volemak n’aient appris à résister à Dieu. Pourquoi serais-je seul capable de détourner les efforts de Dieu pour abrutir les hommes quand ils tentent de prendre pied sur la route du pouvoir ?

Mais d’un autre côté, pourquoi Rashgallivak ne serait-il pas l’instrument que Dieu utilisait pour le tromper ? Bien des jours s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’il avait cherché à l’empêcher d’agir. Dieu, ayant échoué à dominer Mouj directement, n’essayait-il pas de le contrôler en l’entraînant à la poursuite de ridicules complots imaginaires ? Nombreux avaient été les généraux abattus par des chimères comme celle que Rashgallivak décrivait.

« Ces caissons ne pourraient-ils pas servir à autre chose ? demanda Mouj, mettant son intuition à l’épreuve.

— Si, naturellement. Je ne faisais que présenter la possibilité la plus extrême. Ces caissons sont aussi très efficaces pour transporter des vivres dans le désert, que Volemak et ses fils – Elemak, l’aîné, en particulier – connaissent mieux que beaucoup. Il ne leur fait pas peur. Ils projettent peut-être de constituer une armée. Vous, vous n’avez que mille hommes, ici.

— Le reste de l’armée gorayni arrivera très bientôt.

— Alors, c’est peut-être pour ça que Volemak n’avait besoin que de douze caissons ; il n’aura pas à nourrir bien longtemps sa petite armée.

— Une armée, dit Mouj d’un ton méprisant, et douze caissons. On vous a pris en possession d’un mandat pour des pierres précieuses de très grande valeur ; qu’est-ce qui me dit qu’on ne vous a pas payé pour me raconter des absurdités et me faire perdre mon temps ?

— On ne m’a pas pris, général ; c’est moi qui me suis rendu à vos soldats, de mon propre chef. Et j’ai apporté le mandat plutôt que les pierres pour vous faire voir qu’il était bien de la main de Shedemei. Le montant est de loin supérieur à la valeur des caissons. Elle essayait visiblement d’acheter mon silence.

— Admettons. Ainsi, vous en êtes là, Rashgallivak ; il y a quelques jours, vous croyiez dominer la cité, et voilà que vous trahissez encore une fois votre ancien maître pour vous mettre dans les bonnes grâces du nouveau. Voulez-vous m’expliquer pourquoi je me retiendrais de vomir rien qu’à vous voir ?

— Parce que je peux vous être utile.

— Oui, oui, j’imagine, comme un chien hargneux mais affamé. Alors dites-moi, Rashgallivak, quel os voulez-vous que je vous jette ?

— Ma vie, général.

— Votre vie ne vous appartiendra plus jamais, jusqu’à la fin de vos jours. Je répète donc : sur quel os voulez-vous vous faire les dents ? »

Rashgallivak hésita, et Mouj ajouta aussitôt :

« Si vous prétendez répondre au désir altruiste de me servir, moi, l’Impérator ou Basilica, je vous fais étriper sur l’heure et brûler sur la place du marché.

— On ne brûle pas les traîtres, chez nous. Vous passeriez pour un monstre aux yeux des Basilicains.

— Au contraire ! rétorqua Mouj. Ils seraient très heureux de vous voir appliquer un tel traitement, à vous. Nul n’est civilisé au point de ne pas goûter la vengeance, même si plus tard les braves gens crèvent du remords de s’être délectés de cette souffrance-là.

— Cessez de me menacer, général. J’ai vécu dans la terreur et j’en ai fini avec elle. Que vous me tuiez ou non, que vous me torturiez ou non, peu me chaut. Décidez simplement de ce que vous allez faire.

— Dites-moi d’abord ce dont vous avez envie ; votre désir secret ; ce que vous pourriez tirer de mieux de cette situation. »

À nouveau, Rashgallivak hésita. Mais cette fois, il trouva la force d’exprimer son souhait. « Dame Rasa », murmura-t-il.

Mouj eut un léger hochement de tête. « Ainsi toute ambition n’est pas morte en vous, dit-il. Vous rêvez encore de vivre bien loin au-dessus de votre position.

— J’ai répondu parce que vous insistiez, général. Je sais que ça n’arrivera jamais.

— Sortez d’ici. Mes hommes vont vous emmener prendre un bain et vous habiller. Vous allez vivre au moins encore une nuit…

— Merci, général. »

Les soldats entrèrent et entraînèrent Rashgallivak – mais cette fois sans brutalité. Mouj n’avait pourtant pas décidé de se servir de lui ; sa mort constituait toujours une possibilité séduisante – quelle façon plus tranchante pour le général de se déclarer maître de Basilica que d’appliquer la justice d’une façon aussi publique, aussi populaire et avec un mépris aussi manifeste de la loi, de la coutume et des convenances basilicaines ? Les citoyens adoreraient ce geste et, du coup, la cité cesserait d’être la Basilica d’antan. Elle deviendrait quelque chose de nouveau. Une nouvelle cité.

Ma cité.

Rashgallivak marié à Rasa ! Quelle idée répugnante, née d’un petit esprit méprisable ! Pourtant, une telle union humilierait sûrement Rasa et lui collerait définitivement aux yeux de beaucoup l’étiquette de traîtresse à Basilica. Elle resterait néanmoins une des figures dirigeantes de la cité, tout auréolée de légitimité. Après tout, elle était sur la liste de Bitanke. Tout comme Rashgallivak.

Très intéressante, cette liste, d’ailleurs. Bien pensée et tout à fait audacieuse. Décidément, Bitanke était intelligent et très utile ; par exemple, il avait la sagesse de ne pas sous-estimer la capacité de persuasion de Mouj : il n’écartait aucune personne de sa liste sous prétexte qu’à son avis, elle refuserait de servir Mouj en gouvernant Basilica à sa place.