En conséquence, les noms qui venaient en tête étaient, sans surprise, ceux-là mêmes des personnes que Rashgallivak avait désignées comme rivaux potentiels : Volemak et Rasa. On y trouvait aussi Rashgallivak lui-même. Et le fils et héritier de Volemak, Elemak, tant à cause de ses talents que de sa légitimité. Le dernier fils de Volemak et de Rasa également, Nafai, qui faisait le lien entre ces deux grands noms et parce qu’il avait tué Gaballufix de ses propres mains.
Tous ceux qui pouvaient servir les buts de Mouj étaient-ils donc liés à la maison de Rasa ? Cela ne le surprenait pas ; dans la plupart des cités qu’il avait conquises, il y avait deux ou trois clans, tout au plus, qu’il fallait éliminer ou faire basculer dans son camp si l’on voulait contrôler la population. Presque tous les autres de la liste de Bitanke se révéleraient beaucoup trop inconsistants pour bien gouverner sans une aide constante de Mouj, comme Bitanke lui-même le remarquait : ils penchaient trop vers certaines factions ou manquaient par trop de soutiens.
Les deux seuls qui n’eussent pas de liens du sang avec Volemak ou Rasa étaient néanmoins nièces chez Rasa : Luet, la sibylle de l’eau, et Hushidh, la déchiffreuse. Ce n’étaient encore que des gamines, naturellement, sûrement pas prêtes à se charger de la difficile tâche de gouverner une cité. Mais elles jouissaient d’un prestige immense auprès des Basilicaines, la sibylle surtout. Elles ne serviraient que de prête-noms, mais avec Rashgallivak pour exercer le vrai pouvoir et Bitanke pour le surveiller et empêcher qu’on manipule les deux gamines contre les intérêts du général, la cité fonctionnerait très bien et Mouj pourrait s’occuper de ses vrais problèmes – les cités de la Plaine et l’Impérator.
Rashgallivak marié à Rasa. Cela faisait désagréablement dynastie. Nul doute que dans ses rêves, Rash un jour supplantait Mouj et régnait sans partage. Bah, difficile de le lui reprocher ! Mais une dynastie s’élèverait bientôt qui surpasserait tous ses rêves pitoyables. Il pourrait bien se contenter de dame Rasa, mais quelle comparaison avec le splendide mariage de la sibylle ou de la déchiffreuse avec le général Mouj lui-même ? Voilà une dynastie qui durerait mille ans ! Voilà une dynastie capable de renverser la faible maison de ce pathétique petit homme qui avait l’audace de se nommer l’incarnation de Dieu – l’Impérator, dont la puissance se réduirait à néant quand Mouj déciderait de s’attaquer à lui.
Et, jouissance des jouissances, en épousant et en retournant un des instruments privilégiés de Surâme, Mouj obtiendrait la victoire qui lui tenait le plus à cœur : la victoire sur Dieu ! Tu n’as jamais été assez fort pour me dominer, ô Tout-Puissant. Et je vais prendre maintenant ton élue grosse de tes visions et en faire la mère d’une dynastie qui te résistera et détruira tous tes plans et toutes tes œuvres !
Empêche-moi de le faire si tu le peux ! Je suis bien trop fort pour toi !
Nafai trouva Luet et Hushidh qui l’attendaient dans leur cachette, sur le toit. Elles paraissaient très graves, ce qui ne calma certes pas ses craintes. Jusqu’à présent, il ne s’était jamais considéré comme un enfant ; il se pensait l’égal de n’importe qui. Mais voilà que sa jeunesse le pressait de toute part. Il n’avait pas songé à se marier, ni même à décider si tôt qui épouser. Et il ne s’agissait pas de l’union souple, temporaire qu’il avait imaginée pour son premier mariage. Sa femme serait probablement la seule qu’il aurait jamais et si son union tournait mal, il n’aurait aucun recours. En voyant Luet et Hushidh qui le regardaient, solennelles, en train de traverser le toit inondé de soleil, le doute le reprit : pouvait-il épouser Luet, cette jeune fille si parfaite et si sage aux yeux de Surâme ? Elle s’était donnée à la divinité avec amour, avec dévotion, avec courage – et lui comme un sale gosse qui raille et met à l’épreuve son parent inconnu. Depuis des années, elle parlait avec Surâme ; plus important peut-être, elle portait la parole de Surâme aux Basilicaines. Elle savait dominer les autres – n’en avait-il pas eu la démonstration au bord du lac, quand elle avait défié les femmes et sauvé la vie de Nafai ?
Dois-je venir à toi comme un époux ou comme un enfant ? Comme un compagnon ou comme un disciple ?
« Alors, le conseil de famille est terminé ? » dit Hushidh quand il fut assez près.
Il prit place sur le tapis étendu sous l’auvent ; l’ombre ne lui procura néanmoins qu’un maigre bien-être après la chaleur du dehors. Il dégoulinait de sueur et prit alors conscience de son corps nu sous ses vêtements. S’il épousait Luet, il devrait lui offrir ce corps ce soir même. Combien de fois n’avait-il pas rêvé d’une telle offrande !
Mais jamais il n’aurait pensé se donner à une jeune fille qui l’emplissait de respect et de timidité, bien qu’elle fût elle-même dépourvue de toute expérience ; dans ses rêveries, la femme se mourait de désir pour lui et il se révélait un amant hardi et prompt à l’action. Il n’y aurait rien de tel ce soir.
Alors, une idée affreuse lui vint : et si Luet n’était pas encore prête ? Et si elle n’était même pas encore une femme ? Il adressa une courte prière à Surâme, sans pouvoir toutefois la terminer, car il ignorait lui-même s’il souhaitait ou redoutait qu’elle fût bel et bien une femme.
« Comme les liens sont déjà étroitement tissés ! dit Hushidh.
— De quoi est-ce que tu parles ? demanda Nafai.
— Nous sommes reliés à l’avenir par tant de filaments ! Surâme a toujours dit à cette chère Luet qu’elle voulait que les hommes la suivent librement ; mais j’ai l’impression qu’elle nous a capturés dans un filet aux mailles très fines et que nous avons à peu près autant de choix qu’un poisson qu’on a remonté du fond de la mer.
— On a le choix, répondit Nafai. On a toujours le choix.
— Tu le crois vraiment ? »
Ce n’est pas à toi que je veux parler, Hushidh. Je suis venu pour Luet, aujourd’hui.
« On a le choix de suivre ou non Surâme, dit Luet d’une voix qui paraissait douce et paisible à côté de celle d’Hushidh, plus âpre. Et si on choisit de la suivre, on n’est pas coincé dans son filet ; elle nous emporte plutôt dans son couffin vers l’avenir. »
Hushidh eut un pâle sourire. « Tout dans la joie et la bonne humeur, hein, Lutya ? »
Si je dois devenir un homme et un époux, songea Nafai, je dois apprendre à aller de l’avant courageusement, même si j’ai peur. « Luet, dit-il. Puis : Lutya.
— Oui ? »
Mais il n’arrivait pas à oublier les yeux d’Hushidh qui le transperçaient, voyant en lui ce qu’il n’avait pas envie de montrer.
« Hushidh, reprit-il, je pourrais parler à Luet seul à seul ?
— Je n’ai pas de secrets pour ma sœur, intervint Luet.
— Et ce sera toujours vrai même quand tu auras un mari ? demanda Nafai.
— Je n’ai pas de mari.
— Mais si tu en avais un, j’espère que c’est avec lui que tu partagerais le fond de ton cœur, et pas avec ta sœur.
— Si j’avais un époux, j’espère qu’il n’aurait pas la cruauté de m’obliger à délaisser ma sœur, ma seule famille au monde.
— Si tu avais un époux, dit Nafai, il aimerait ta sœur comme si c’était la sienne. Mais pas autant tout de même qu’il t’aimerait, toi, et donc, tu ne devrais pas aimer ta sœur autant que lui.
— Tous les mariages ne sont pas d’amour, répliqua Luet. Certains se font par manque de choix. »
Ces paroles l’atteignirent droit au cœur. Elle savait ce qu’il en était, naturellement ; si Surâme l’avait averti, lui, elle devait aussi avoir été mise au courant. Et elle lui disait maintenant qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle l’épousait parce que Surâme l’avait ordonné.