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« C’est exact, dit-il. Mais ça n’empêche pas les époux de se traiter l’un l’autre avec courtoisie et bonté, jusqu’à ce qu’ils apprennent à se faire confiance. Ça ne les empêche pas de décider de s’aimer, même s’ils n’ont pas choisi librement de s’épouser.

— J’espère que tu dis vrai.

— Je te promets de m’y tenir si tu me fais la même promesse. »

Luet le regarda avec un sourire dépité. « Ah ! C’est donc ainsi que je dois entendre mon futur époux me faire sa déclaration ? »

Voilà : il avait fait tout de travers. Il l’avait vexée, peut-être blessée, en tout cas déçue. L’idée de se marier avec lui devait lui paraître repoussante, à présent. Ne comprenait-elle pas qu’il ne l’aurait jamais contrainte sur un sujet pareil ? En bredouillant, il tâcha d’exprimer ce qu’il pensait : « Surâme nous a choisis l’un pour l’autre ; alors oui, je te demande de m’épouser, et pourtant j’ai peur.

— Tu as peur de moi ? demanda Luet, ahurie.

— Je ne crains pas que tu me veuilles du mal – tu m’as sauvé la vie et tu avais sauvé mon père auparavant. J’ai peur… de ton mépris ; j’ai peur d’être toujours humilié devant vous deux ; vous verrez toutes mes faiblesses, vous me regarderez de haut. Comme maintenant. »

De toute sa vie, Nafai n’avait jamais exprimé ses peurs avec une franchise aussi brutale ; il ne s’était jamais senti aussi nu, aussi vulnérable devant personne. Il n’osait plus regarder Luet – ni Hushidh – en face, de peur de voir leur expression de mépris étonné.

« Oh, Nafai, pardonne-moi ! » murmura Luet.

C’était ce qu’il avait le plus redouté : elle avait pitié de lui ! Elle le voyait dans toute sa faiblesse, sa frayeur, son indécision, et elle le plaignait. Et pourtant, dans la douleur de sa déception, il sentit un brillant petit feu de joie s’allumer en lui. J’ai réussi à le faire ! J’ai montré ma faiblesse à ces maîtresses femmes et je suis toujours moi-même, toujours vivant au fond de moi, pas du tout vaincu !

« Nafai, je ne pensais qu’à ma propre peur, dit Luet. Je n’ai pas imaginé un instant que tu ressentirais la même chose, sinon je n’aurais pas demandé à Shuya de rester.

— Et ce n’est pas un plaisir d’être ici, je vous assure, commenta Hushidh.

— J’ai eu tort de t’obliger à dire tout ça devant elle, reprit Luet. Et d’avoir peur de toi. J’aurais dû savoir que Surâme ne t’aurait pas choisi si tu n’avais pas été quelqu’un de bien. »

Comment ? Elle avait peur de lui, elle ?

« Tu ne veux pas me regarder, Nafai ? Je sais que tu ne l’as jamais fait auparavant, en tout cas pas avec espoir ni avec désir, mais maintenant que Surâme nous a donnés l’un à l’autre, ne peux-tu pas me regarder avec… avec bonté, au moins ? »

Comment pouvait-il lever ses yeux, alors qu’ils étaient pleins de larmes ? Mais si elle le lui demandait, si elle devait être déçue par un refus, comment faire autrement ? Il la regarda donc et, malgré les larmes qui lui brouillaient la vue – larmes de joie, de soulagement, d’émotions plus fortes encore qu’il ne comprenait pas –, il la vit comme pour la première fois, comme si son âme lui était devenue transparente. Il vit la pureté de son cœur, son don total d’elle-même à Surâme, à Basilica, à sa sœur et à lui-même. Il vit qu’en son cœur, elle ne rêvait que de bâtir quelque chose de beau, de parfait, et qu’elle ne demandait qu’à le tenter avec le garçon assis devant elle.

« Que vois-tu, quand tu me regardes ainsi ? dit Luet ; sa timidité n’avait pas pu la retenir de poser cette question.

— Je vois la grande et belle femme que tu es, et le peu de raison que j’ai de te craindre, parce que jamais tu ne feras de mal, ni à moi ni à personne.

— C’est tout ce que tu vois ?

— Je vois que Surâme a trouvé en toi le plus parfait exemple de ce que la race humaine doit devenir si nous voulons ne plus faire qu’un et ne plus jamais nous détruire.

— Rien d’autre ? demanda-t-elle.

— Qu’est-ce qui peut être plus merveilleux que tout cela ? »

Les yeux de Nafai s’étaient assez désembués pour distinguer qu’elle était sur le point de pleurer à son tour – mais non de joie.

« Nafai, pauvre crétin, homme aveugle, intervint Hushidh, tu ne comprends donc pas ce qu’elle attend que tu voies ? »

Non, je ne comprends pas, pensa-t-il. J’ignore tout ce qu’il convient de dire. Je ne suis pas comme Mebbekew, je ne suis ni astucieux ni délicat, je vexe tout le monde quand j’ouvre la bouche, et voilà que ça recommence alors que je n’ai fait que dire honnêtement ce que je ressens.

Il la regarda avec un sentiment d’impuissance ; que faire ? Elle fixait sur lui des yeux affamés qui brûlaient de recevoir… quoi ? Il l’avait louée avec sincérité, comme il n’aurait pu le faire d’aucune autre, et elle méprisait ses louanges parce qu’elle attendait autre chose et il ne savait pas quoi. Son silence même la blessait, lui déchirait le cœur, il s’en rendait bien compte – mais il n’y pouvait absolument rien.

Elle était si frêle, si jeune ! Plus jeune encore que lui. Il n’en avait jamais pris conscience jusque-là. Elle avait toujours été sûre d’elle et, parce que c’était la sibylle de l’eau, elle l’avait toujours impressionné. Il ne s’était jamais rendu compte de sa fragilité, de la délicatesse de sa peau lumineuse, de la finesse de son ossature. Un gravier pourrait la meurtrir, et je la vois lapidée par des pierres que j’ai jetées sans le savoir. Pardonne-moi, Luet, tendre enfant, douce jeune fille ! J’avais peur pour moi-même, mais je me suis révélé parfaitement solide, même quand je croyais qu’Hushidh et toi me méprisiez. Tandis que toi, que j’imaginais si forte…

Il se dressa impulsivement sur les genoux, la prit dans ses bras et la serra contre lui, comme il aurait tenu un enfant en larmes. « Excuse-moi, murmura-t-il.

— Ne t’excuse pas, je t’en prie », répondit-elle. Mais sa voix était aiguë, comme celle d’un enfant qui se retient de pleurer, et il sentit des larmes mouiller sa chemise et le corps de Luet trembler de sanglots silencieux.

« Pardonne-moi d’être tout ce qu’on te propose comme époux, dit-il.

— Et moi, pardonne-moi d’être tout ce qu’on te propose comme épouse, répondit-elle. Pas la sibylle de l’eau, pas la magnifique créature que tu croyais voir. Rien que moi. »

Alors, il comprit enfin ce qu’elle attendait de lui, et il ne put s’empêcher de rire, parce que sans le savoir il venait de le lui donner. « Tu croyais que je disais tout ça à la sibylle ? Mais non, malheureuse ! C’est à toi que je parlais, à Luet, à la jeune fille que j’ai rencontrée à l’école de ma mère, à celle qui se payait ma tête et celle de n’importe qui quand ça la prenait, à celle que je tiens en ce moment dans mes bras ! »

Et elle éclata de rire – ou bien elle sanglota, il ne savait pas exactement. En tout cas, c’était un progrès. Elle ne demandait rien d’autre : apprendre de sa bouche qu’il ne s’adressait pas seulement à la sibylle de l’eau, qu’il épousait surtout l’être humain fragile et imparfait, et non l’image écrasante qu’elle présentait sans le vouloir.

Il lui caressa le dos pour la consoler ; mais il sentit en même temps les courbes de son corps, la géométrie des côtes et de la colonne vertébrale, la texture et la douceur de sa peau tendue sur les muscles. Ses mains exploraient, mémorisaient, découvraient pour la première fois ce qu’était le dos d’une femme aux mains d’un homme. Elle était réelle ; ce n’était pas un rêve.