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Mais non : il se retourna et aperçut les cordons d’or et d’argent qui le reliaient à Surâme ; alors, il les trancha à coups d’épée et s’enfuit. Mais les fils se reformèrent en un clin d’œil, et il les coupa de nouveau avant de s’éloigner en hâte de l’endroit où ils l’avaient mené. La pantomime se répéta plusieurs fois, et Hushidh ressentit la haine de Mouj envers le lien qui le rattachait à Surâme.

Pourtant ce lien existait bel et bien. Surâme avait dirigé Mouj vers Basilica ; mais comment ? Soudain, Hushidh le comprit : Surâme, sachant que le général la haïssait et se révoltait sans cesse contre elle, l’avait tout simplement poussé à ne pas faire ce qu’elle attendait en fait de lui. Avec quelle facilité il était tombé dans le panneau ! Avec quelle facilité il s’était laissé mener ! Et Hushidh éclata de rire dans son rêve.

Elle rit et commença de se réveiller ; elle sentit le sommeil qui la quittait et son corps, son véritable corps, enroulé dans un tapis et baigné de transpiration malgré le froid de la nuit.

En cet instant où l’éveil chassait le rêve, une vision lui vint brusquement, différente des précédentes. Elle retrouva l’image de son premier songe, celui où elle se tenait sur la flèche de roc, Issib flottant à côté d’elle, et où il tombait, l’entraînant dans sa chute ; la scène passa dans son esprit en un éclair, puis une autre, inconnue, la remplaça : des créatures ailées apparurent, poilues et pourtant capables de s’élever dans le ciel et de voler ; elles fondirent du haut des airs, saisirent Issib et Hushidh au milieu de leur chute et, à grand renfort de battements et de claquements d’ailes, elles les emportèrent vers le ciel, loin du sol où ils allaient s’écraser.

Ce songe brutal et inattendu terrifia Hushidh, car elle sentait bien qu’elle n’était plus vraiment endormie ; elle n’aurait pas dû rêver du tout, surtout de façon aussi nette et effrayante. Surâme ne lui avait-elle pas déjà montré tout ce qu’elle demandait ? Pourquoi la ramenait-elle à cette image ?

Et voici qu’elle revint à une scène antérieure de son rêve : elle se tenait avec Issib à l’entrée de la tente, le bébé sur les genoux de son époux, et les enfants se groupaient autour de son fauteuil volant. À peine eut-elle reconnu le tableau qu’il changea ; ils n’étaient plus dans le désert, mais dans une forêt luxuriante, à l’entrée d’une maison de bois au milieu d’une clairière. Soudain des rats géants jaillirent, certains de trous dans le sol, d’autres du haut des arbres, et se ruèrent vers eux ; Hushidh savait qu’ils allaient leur voler leurs enfants pour les dévorer et elle voulut pousser un cri de terreur. Mais son hurlement n’eut pas le temps de franchir ses lèvres que les créatures volantes réapparurent, tombant du ciel pour s’emparer de ses enfants et les emporter hors d’atteinte des crocs et des griffes des monstrueux rats affamés. À cette vue, elle prit son bébé des mains d’Issib et le leva au-dessus de sa tête ; aussitôt, une des créatures volantes le saisit et l’emporta, et Hushidh se mit à pleurer sans bouger, parce qu’elle ignorait si elle n’avait pas arraché ses enfants à un prédateur pour les donner à un autre… et pourtant, si, elle savait ; elle avait fait son choix, et quand les créatures ailées revinrent, elle agrippa les bras d’Issib et les leva bien haut pour que les êtres volants l’emportent aussi. Mais avant qu’ils puissent s’approcher, les rats se jetèrent sur elle et lui, les jetèrent à terre, et cent petites pattes féroces les saisirent, les tirèrent, les griffèrent…

Hushidh s’éveilla au son de ses propres cris, le cœur pris dans l’étau d’une peur irrépressible. Elle était en nage et la brise de la nuit ténébreuse la glaçait ; mais ce n’était pas de froid qu’elle tremblait. Elle rejeta le tapis et, chancelante, à demi aveuglée de torpeur, les muscles encore raides de son inconfortable sommeil, elle se précipita vers le trou dans le pignon qui menait au grenier.

Quand elle atteignit sa chambre, elle y voyait plus clair et marchait d’un pas calme et discret, mais elle se sentait encore faible, terrifiée et incapable de rester seule. Car le lit de Luet était là – Luet, qui aurait si bien su l’apaiser – mais il était vide, parce que Luet avait trouvé une autre couche et tenait entre ses bras quelqu’un qui avait beaucoup moins besoin d’elle cette nuit que sa sœur. Hushidh se pelotonna sur son lit, passant d’un silence agité de tremblements à de grands sanglots hoquetants, tant qu’elle craignit qu’on ne l’entende d’une chambre voisine.

On va me croire jalouse de Luet si on m’entend pleurer ; on va penser que je lui en veux de se marier avant moi, alors que c’est faux… enfin, plus maintenant, depuis que Surâme m’a montré le sens de ses projets. Hushidh tenta de se remémorer le rêve – la scène où elle se tenait devant la tente avec ses enfants et son époux – mais à cet instant il se transforma de nouveau et elle se sentit reprise par la terreur des rats jaillissant de leurs terriers et du haut des arbres, avec pour seul espoir les bêtes volantes et leur terrible étrangeté…

Et elle se retrouva en train de courir dans le couloir pour fuir l’effroi qu’elle portait en elle. Elle courut, courut jusqu’à la porte de la chambre où elle savait trouver Luet et l’ouvrit à la volée, car elle n’en pouvait plus, il lui fallait de l’aide, et seule Luet pouvait la lui donner, seule Luet pouvait l’aider…

« Que se passe-t-il ? » La peur qui tendait la voix de Luet fit écho à la terreur d’Hushidh. Elle vit sa sœur assise toute droite dans son lit, le drap ramené jusqu’à la gorge comme un bouclier, puis Nafai, éveillé davantage par la voix que par le bruit de la porte, se levant d’un air ensommeillé et s’avançant vers Hushidh sans comprendre encore qui se tenait là, mais sachant qu’en cas d’intrusion, c’était à lui d’assurer la défense…

« Shuya ! s’écria Luet.

— Oh, Luet, pardonne-moi ! sanglota Hushidh. Aide-moi ! Prends-moi dans tes bras ! »

Mais avant que Luet n’eût réagi, Nafai fut près d’elle et la soutint pour la faire entrer dans la pièce. Puis Luet s’approcha d’elle et l’obligea à s’asseoir sur le lit défait ; alors, dans les bras de sa sœur, Hushidh put enfin donner libre cours à ses sanglots. Elle eut vaguement conscience que Nafai se déplaçait dans la chambre ; il alla fermer la porte, puis récupéra des vêtements pour lui-même et Luet afin de ne pas gêner Hushidh quand elle cesserait de pleurer et se ressaisirait.

« Excusez-moi, excusez-moi ! répétait Hushidh tout en pleurant.

— Mais non, voyons, ce n’est pas grave, dit Luet.

— C’est votre nuit de noces, je n’aurais jamais dû… Mais j’ai fait un rêve si affreux que…

— Ne t’en fais pas, Shuya, dit Nafai. Mais ce serait bien que tu fasses un peu moins de bruit, parce que si on t’entend, on va croire que c’est Luet qui pleure toutes les larmes de son corps la nuit de ses noces, et alors, qu’est-ce qu’on va penser de moi ? » Il s’interrompit un instant. « Remarque, en y réfléchissant bien, il faudrait peut-être que tu pleures plus fort ! »

Il y avait un humour apaisant dans la voix de Nafai, et Luet rit de sa petite plaisanterie. C’était exactement ce dont Hushidh avait besoin pour chasser sa terreur : penser à Luet et à Nafai plutôt qu’à son rêve.

« Je n’ai jamais rien fait d’aussi minable », dit Hushidh ; elle se sentait misérable, honteuse et pourtant profondément soulagée. « Déranger ma sœur la nuit de son mariage !

— Ne t’inquiète pas, tu n’as rien interrompu du tout », répondit Nafai, et Luet et lui éclatèrent de rire – ou plutôt, ils se mirent à glousser comme de jeunes enfants qui partagent un secret ridicule.

« Excuse-moi de rire alors que tu es malheureuse, expliqua Luet, mais tu comprends, on est si nuls au lit, Nafai et moi ! » Et tous deux de glousser derechef.