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— Chez la veuve d’un homme qu’on vient d’assassiner ? dit Luet.

— Non : chez la mère d’un meurtrier présumé, corrigea Hushidh. Cet homme aime Basilica.

— C’est vrai, répondit le soldat, et je suis soulagé que vous le sachiez. Je n’ai pas fait mon devoir, mais j’ai agi selon ma conscience.

— J’ai besoin qu’on me conseille, dit Rasa en regardant Luet et Hushidh tour à tour. Cet homme, Smelost, est venu chercher protection auprès de moi parce qu’il a sauvé mon fils. Entre-temps, mon fils a été désigné comme assassin, et à présent, je crois possible qu’il soit coupable, en effet. Mais je ne suis pas sibylle de l’eau. Je ne suis pas déchiffreuse. Qu’est-ce qui est juste et bon ? Que désire Surâme ? Il faut me le dire. Conseillez-moi !

— Surâme ne m’a rien dit, répondit Luet. Je ne sais que ce que vous m’avez appris cette nuit.

— Et quant à déchiffrer, enchaîna Hushidh, je ne vois que ceci : cet homme aime Basilica, et vous, vous êtes empêtrée dans un entrelacs affectif qui vous fait vivre un déchirement. Le père de vos filles est mort et vous les aimez – même lui, vous l’aimez aussi. Pourtant, vous croyez que Nafai l’a tué et vous aimez encore plus votre fils. Vous respectez aussi ce soldat et êtes liée à lui par une dette d’honneur. Pour la plupart, vous tous ici aimez Basilica, mais vous ignorez que faire pour le bien de la cité.

— Je connais mon dilemme, Shuya. Ce que j’ignore, c’est la voie à suivre pour m’en sortir.

— Je dois fuir la cité, dit Smelost. J’espérais que vous pourriez me protéger : je vous savais la mère de Nafai ; mais j’avais oublié que vous étiez la veuve de Gaballufix.

— Pas sa veuve, corrigea Rasa. J’ai mis fin à notre contrat il y a plusieurs années. Il s’est marié une dizaine de fois depuis, j’imagine. Aujourd’hui, c’est Wetchik mon mari ; ou plutôt, l’homme qui était Wetchik, maintenant fugitif sans feu ni lieu, et dont le fils est peut-être un assassin. » Elle eut un sourire amer. « Cela, je n’y peux rien ; en revanche, vous, je peux vous protéger, et je le ferai.

— Non, dit Hushidh. Vous êtes trop impliquée dans le nœud même de tous ces mystères, tante Rasa. Le conseil de Basilica vous écoutera toujours, mais il refusera de couvrir sur votre seule parole un soldat qui a enfreint son devoir. Vous n’en aurez l’air que plus coupables tous les deux, et c’est tout.

— Est-ce la déchiffreuse qui parle ?

— Non, votre élève, qui vous dit ce que vous sauriez vous-même si vous n’étiez pas dans un tel état de confusion. »

Une larme roula sur la joue de Rasa. « Que va-t-il se passer ? dit-elle. Que va-t-il advenir de ma cité, maintenant ? »

Jamais Luet ne l’avait vue si effrayée, si éperdue. Rasa était un grand professeur, une femme de sagesse et d’honneur ; faire partie de ses nièces, de ses élèves triées sur le volet pour résider dans sa maison, c’était ce qui pouvait arriver de plus beau à une jeune Basilicaine ; du moins Luet l’avait-elle toujours pensé. Mais aujourd’hui, elle voyait Rasa effrayée, hésitante. Elle n’aurait pas cru cela possible.

« Wetchik – mon Volemak – disait que Surâme le guidait. » Rasa parlait d’un ton amer. « Mais quel guide est-ce là ? Est-ce Surâme qui lui a conseillé de renvoyer mes fils en ville, où ils ont failli se faire tuer ? Est-ce Surâme qui a fait de mon fils un assassin et un fugitif ? Mais à quoi joue donc Surâme ? Non, non, Surâme n’y est pour rien, certainement ! Gaballufix avait raison : mon Volemak bien-aimé a perdu la tête et il entraîne nos fils dans sa folie ! »

Luet en avait assez entendu. « Honte à vous ! s’exclama-t-elle.

— Tais-toi, Lutya ! cria Hushidh.

— Honte à vous, j’ai dit, tante Rasa ! Ce n’est pas parce que la situation vous effraie et vous dépasse que Surâme ne la maîtrise pas ! Je sais pertinemment qu’elle guide Wetchik comme Nafai. En fin de compte, c’est le bien de Basilica qui en sortira.

— C’est là que tu te trompes, rétorqua Rasa. Surâme ne porte aucun amour particulier à Basilica. C’est le monde entier dont elle a la garde. Et si le monde entier devait profiter de la ruine de Basilica ? De la mort de mes garçons ? Aux yeux de Surâme, les petites cités et les petites gens ne sont rien : son dessein est bien plus vaste.

— Alors nous devons nous incliner devant elle, dit Luet.

— Incline-toi devant qui tu voudras ! Moi, je refuse de m’incliner devant Surâme si elle doit faire des meurtriers de mes fils et un champ de poussière de ma cité ! Si c’est là son projet, alors nous sommes ennemies, elle et moi, tu m’entends ?

— Baissez la voix, tante Rasa, dit Hushidh. Vous allez réveiller les petits. »

Rasa se tut un instant, puis marmonna : « J’ai dit ce que j’avais à dire.

— Vous n’êtes pas l’ennemie de Surâme, reprit Luet. Je vous en prie, attendez un peu ; laissez-moi découvrir quelle est sa volonté. C’est bien pour ça que vous m’avez fait venir, non ? Pour vous révéler les intentions de Surâme ?

— Oui.

— Je ne donne pas d’ordres à Surâme. Mais je vais lui demander. Attendez-moi ici, et je…

— Non, coupa Rasa. Tu n’auras pas le temps de descendre au Lac.

— Je ne vais pas au Lac, mais à ma chambre, pour dormir, pour rêver. Pour attendre sa voix, ou une vision. S’il m’en vient une.

— Alors, dépêche-toi, dit Rasa. Il ne me reste qu’une heure avant d’être obligée d’agir ; des foules de gens vont arriver ici, et il faudra que je me décide.

— Je ne donne pas d’ordres à Surâme, répéta Luet. Et Surâme fixe elle-même son propre rythme. Elle n’obéit pas au vôtre. »

Kokor se rendit au pied-à-terre préféré de Sevet, celui où elle emmenait ses amants à l’insu de Vas, mais sa sœur n’y était pas. « Elle ne vient plus ici, lui dit Iliva, son amie. Ni ailleurs à Peintrailleville. Elle est peut-être devenue fidèle, va savoir ! » Et Iliva éclata de rire en lui souhaitant bonne nuit.

Ainsi, Kokor ne pourrait pas la prendre par surprise. Quelle déception !

Mais pourquoi Sevet s’était-elle trouvé une nouvelle cachette ? Vas la recherchait-il ? Non, il avait trop de tenue pour ça ! Et pourtant, sa sœur avait laissé tomber ses retraites habituelles alors qu’Iliva et ses autres amies étaient toutes prêtes à lui donner encore refuge.

Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Sevet avait un nouvel amant, une vraie liaison, pas une amourette, et il s’agissait de quelqu’un de si important dans la cité qu’il leur fallait de nouvelles cachettes pour abriter leur amour, sous peine que Vas finisse par être au courant.

C’est délicieux ! songea Kokor. Elle essaya d’imaginer qui cela pouvait être, lequel des hommes les plus en vue de Basilica avait pu conquérir le cœur de Sevet. Naturellement, il devait s’agir d’un homme marié ; s’il n’était l’époux d’une Basilicaine, aucun homme n’avait le droit de passer ne fût-ce qu’une nuit dans la cité. Aussi, quand Kokor percerait enfin le secret de Sevet, ce serait vraiment un scandale merveilleux, car l’existence d’une épouse trahie, en larmes, ne ferait qu’aggraver l’image de Marie-couche-toi-là de Sevet.

Et j’irai le raconter partout, elle peut me croire ! pensa Kokor. Elle m’a caché cette liaison, elle ne m’en a rien dit ? Eh bien, je ne me sens pas tenue de garder son secret. Elle ne m’a pas fait confiance : pourquoi donc me montrerais-je digne de confiance ?