« C’est un talent acquis, tu vois, ajouta Nafai, mais le problème, c’est qu’on ne l’a pas encore acquis ! »
Hushidh se sentit enlacée par leur gaieté, incluse dans la paix qu’ils créaient entre eux. C’était incroyable : comment un jeune époux et sa femme, interrompus dans leur première nuit ensemble, pouvaient-ils accepter une sœur importune et la consoler ? Ils étaient pourtant ainsi, Lutya et son Nyef. Elle fut envahie par un sentiment d’amour et de reconnaissance qui s’épancha en pleurs, mais en pleurs de joie, non en larmes désespérées nées de la solitude et de la terreur de la nuit.
« Ce n’était pas sur moi que je pleurais, dit-elle, réussissant enfin à parler. J’étais jalouse et je me sentais seule, je l’avoue, mais Surâme m’a envoyé un rêve agréable, doux, où je me voyais avec… avec mon mari et nos enfants…» Il lui vint soudain une pensée qu’elle n’avait pas eue jusque-là. « Nafai, je sais que je suis destinée à Issib ; mais il faut que je sache… est-ce qu’il est… capable ?
— Ma pauvre Shuya, il pourrait difficilement être moins capable que moi cette nuit ! »
Luet donna une tape enjouée sur la main de son époux. « C’est une vraie question qu’elle te pose, Nafai !
— Eh bien, il est aussi puceau que moi, et loin de la cité ses mains ne lui servent pratiquement à rien. Mais il n’est pas paralysé et ses… ses réactions involontaires… Comment dire… réagissent, voilà.
— Donc, mon rêve disait vrai. Ou il peut le devenir, en tout cas. J’ai rêvé de mes enfants, en compagnie d’Issib. Ça pourrait se réaliser, n’est-ce pas ?
— Si tu le souhaites, répondit Nafai, et si tu veux bien d’Issib ; c’est le meilleur d’entre nous, Shuya, je te le jure. C’est le plus intelligent, le plus gentil et le plus sage.
— Ce n’est pas ce que tu m’avais dit, susurra Luet. Tu m’avais dit que c’était toi le meilleur ! »
Nafai lui adressa un sourire rayonnant d’une joie stupide.
Hushidh se sentait mieux ; elle savait aussi qu’elle ne devait pas rester ainsi entre eux ; elle avait reçu tout ce qu’elle pouvait espérer de sa sœur. Elle était maintenant assez forte pour regagner sa chambre et y dormir seule. L’ombre sinistre du rêve l’avait quittée.
« Merci à tous les deux, murmura-t-elle. Je n’oublierai jamais votre gentillesse de ce soir. » Et, se levant du bord du lit, elle se dirigea vers la porte.
« Ne t’en va pas, dit Nafai.
— Il faut que j’aille dormir.
— Pas avant que tu nous aies raconté ton rêve. Il faut qu’on l’entende. Je ne parle pas du rêve agréable, mais de celui qui t’a effrayée.
— Il a raison, renchérit Luet. C’est peut-être notre nuit de noces, mais le monde est dans les ténèbres et nous devons savoir ce que Surâme dit à chacun de nous.
— Demain matin, alors, protesta Hushidh.
— Tu crois qu’on arrivera à dormir, si on se demande quel rêve affreux a pu faire une si terrible impression sur notre sœur ? » demanda Nafai.
Hushidh avait beau savoir avec quel soin il avait choisi ses termes, elle lui fut reconnaissante de la bonté et de l’affection qui les sous-tendaient. Nafai s’inquiétait ou s’offensait peut-être de l’étroite relation qui liait Hushidh à sa nouvelle épouse, mais au lieu d’y résister ou d’essayer de la briser, il s’efforçait de s’inclure dans l’intimité des deux sœurs et d’intégrer Hushidh dans l’intimité de son mariage. C’était généreux de sa part, cette nuit surtout où il aurait dû avoir l’impression que ses pires craintes se réalisaient, avec Hushidh qui faisait irruption dans sa chambre nuptiale au milieu de la nuit en pleurant comme une madeleine ! S’il était prêt à faire cet effort, pouvait-elle faire moins que d’accepter la relation qu’il cherchait à créer ? Elle était déchiffreuse, après tout. Lier les gens entre eux, c’était sa partie, et elle aiderait avec joie Nafai à nouer ce lien.
Elle revint donc vers eux ; ils s’assirent ensemble sur le lit, formant un triangle de leurs jambes croisées, genou contre genou, et elle raconta son rêve de bout en bout. Elle n’omit rien, confessant son ressentiment initial afin qu’ils comprennent son soulagement devant les images rassurantes de Surâme.
En deux occasions, ils l’interrompirent, ébahis : la première fois lorsqu’elle dit avoir vu Mouj et la façon dont Surâme le manipulait en se servant précisément de son rejet d’elle, et Nafai éclata de rire, époustouflé : « Mouj soi-même, le général des Gorayni aux mains rouges, qui fuit Surâme en prenant précisément le chemin qu’elle lui a tracé ! Qui l’eût cru ! »
La seconde fois, ce fut quand Hushidh mentionna les bêtes ailées qui les avaient rattrapés dans leur chute, Issib et elle. « Les anges ! » s’écria Luet.
Hushidh se rappela aussitôt le songe que sa sœur lui avait rapporté quelques jours auparavant. « Évidemment, dit-elle. C’est pour ça qu’ils apparaissent dans mon rêve : parce que tu m’avais parlé de ces anges et des rats géants.
— Attends, ne saute pas tout de suite aux conclusions, répondit Luet. Raconte-nous d’abord la fin. »
Hushidh s’exécuta et, quand elle eut terminé, tous restèrent silencieux, perdus dans leurs pensées…
« À mon avis, dit enfin Luet, le premier rêve sur Issib et toi était de ton cru.
— Je le crois aussi, répondit Hushidh, et maintenant que je me rappelle ta description des anges velus…
— Du calme, coupa Luet. N’allons pas plus vite que la musique. Après cette première vision qui venait de tes craintes à l’idée d’épouser Issib, tu as supplié Surâme de te dévoiler son but, et elle t’a envoyé ce merveilleux rêve sur les cordons d’or et d’argent qui reliaient les gens entre eux…
— Pour nous élever comme du bétail, intervint Nafai.
— Ne sois pas irrévérencieux, dit Luet.
— Et vous, ne soyez pas trop révérencieuses ! rétorqua Nafai. Je doute fort que la programmation originale de Surâme ait inclus un projet d’amélioration de la race par croisements entre les humains d’Harmonie.
— Je sais que tu as raison, reconnut Luet, que Surâme est un ordinateur mis en place à l’aube de notre monde pour veiller sur les humains et les empêcher de se détruire, mais au fond de moi-même, je ressens Surâme comme une femme, comme la Mère du Lac.
— Femme ou machine, ce truc s’est mis à se donner des buts personnels, et celui-ci me dérange, dit Nafai. Qu’on nous réunisse pour faire un voyage jusqu’à la Terre, d’accord, j’en suis heureux, c’est une entreprise glorieuse. Mais cette histoire de croisements… ma mère et mon père qui s’accouplent comme une brebis et un bélier qu’on a réunis pour assurer la pureté de la lignée…
— N’empêche qu’ils s’aiment », remarqua Luet.
Nafai prit tendrement la main de sa femme dans la sienne. « C’est vrai, Lutya, et nous aussi. Mais ce que nous avons fait, nous l’avons fait volontairement, en sachant le but de Surâme et en y consentant, du moins le croyions-nous. Combien d’autres plans, combien d’autres machinations nous réserve-t-il, que nous ne découvrirons que plus tard ?
— Surâme m’en a parlé parce que je lui ai posé la question, dit Hushidh. Si c’est vraiment un ordinateur, comme tu le dis – et je te crois, vraiment –, peut-être qu’elle ne peut pas nous révéler ce que nous ne cherchons pas à savoir, tout simplement.
— Alors il faut l’interroger. Il faut savoir précisément ce qu’elle… ce qu’il… enfin, ce qui nous attend. »
Luet sourit de son hésitation, mais ne rit pas. Hushidh, n’étant pas la loyale épouse de Nafai, ne put réprimer un petit éclat de rire.