Ils ne trouvèrent aucune réponse à la question de Surâme.
« Je ne sais si vous êtes comme moi, dit Hushidh, mais je comptais sur Surâme pour tout maîtriser, et je n’apprécie guère l’idée qu’elle ignore ce qui se passe.
— La Terre nous appelle, déclara Nafai. Vous ne comprenez pas ? La Terre nous appelle ; elle appelle Surâme, mais pas elle seulement. Elle nous appelle tous. Ou vous deux, en tout cas, et Mouj. Elle vous demande de revenir sur Terre.
Pas Mouj, dit Surâme.
— Pas Mouj ? Comment le sais-tu ? demanda Hushidh. Si tu ignores pourquoi, ou comment, ou même si le Gardien de la Terre nous a envoyé ces rêves, comment peux-tu savoir que Mouj ne doit pas nous accompagner au désert ?
Pas Mouj. Laissez Mouj tranquille.
— Si tu ne voulais pas qu’il se joigne à nous, pourquoi l’as-tu conduit chez nous ? insista Nafai.
Je l’ai conduit ici, mais pas pour vous.
— Mais il porte les mêmes fils d’or et d’argent que nous, objecta Luet. Et le Gardien de la Terre lui a parlé.
Je l’ai mené ici pour qu’il détruise Basilica.
— Alors ça, c’est le bouquet ! s’exclama Nafai. Il ne manquait vraiment plus que ça ! Surâme poursuit une idée, le Gardien de la Terre une autre. Et nous, qu’est-ce qu’on est censés faire ?
Ne vous occupez pas de Mouj. N’y touchez pas. Il suit son propre chemin.
— C’est ça ! dit Nafai. Il n’y a pas une minute, tu avouais ne pas comprendre ce qui se passe, et maintenant, il faudrait te croire sur parole quand tu prétends que Mouj n’a rien à voir avec nous ! Nous ne sommes pas des marionnettes, Surâme ! Tu m’entends ? Si tu ne sais pas ce qui se passe, pourquoi devrions-nous t’obéir sur ce point ? Comment peux-tu être sûr que tu as raison et que nous avons tort ?
Je n’en suis pas sûr.
— Alors qu’est-ce qui te fait dire que je ne dois pas aller lui proposer de nous accompagner ?
Parce qu’il est dangereux, qu’il risque de te manipuler et de te détruire, et que je ne pourrai rien faire pour l’en empêcher.
— N’y va pas, dit Luet.
— C’est l’un des nôtres, répondit Nafai. Si notre but est fondamentalement bon, c’est parce qu’il est juste que nous, les gens que Surâme a élevés dans ce dessein, nous retournions sur Terre. S’il est valable, c’est parce que le Gardien de la Terre nous appelle.
— D’où que vienne ce rêve affreux, intervint Hushidh, j’ignore s’il est bon ou pas.
— C’était peut-être un avertissement, dit Nafai. Il faudra peut-être affronter un danger, et le rêve te mettait en garde.
— À moins qu’il ne t’avertisse de ne pas t’approcher de Mouj, objecta Luet.
— Comment diable ce rêve pourrait-il signifier ça ? » demanda-t-il. Il se débarrassait des vêtements dépareillés qu’il avait enfilés à la hâte et endossait à présent une tenue présentable pour sortir.
« Parce que c’est ce que j’ai envie qu’il signifie, dit Luet, et elle se mit soudain à pleurer. Tu n’es mon mari que depuis la moitié de la nuit, et tu parles tout à coup d’aller voir un homme que Surâme décrit comme redoutable, et pourquoi ? Pour l’inviter à nous accompagner au désert ? pour l’inviter à quitter ses armées, ses royaumes, ses bains de sang et sa violence, pour participer avec nous à un voyage dans le désert qui finira, j’ignore comment, par notre retour sur Terre ? Mais il va te tuer, Nafai ! Ou bien il te jettera en prison pour t’empêcher de venir avec nous ! Et je te perdrai !
— Non. Surâme me protégera.
— Surâme t’a conseillé de ne pas y aller. Si tu désobéis…
— Surâme ne me punira pas, parce qu’il n’est même pas sûr que j’aie tort. Il me ramènera auprès de toi parce qu’il a besoin de moi à tes côtés presque autant que moi, j’ai besoin de ta présence.
J’ignore si je pourrai te protéger.
— Ah, ça, il y a un sacré paquet de choses que tu ignores ! dit Nafai. Je crois que tu en as fait la preuve cette nuit. Tu es un ordinateur très puissant et tu as les meilleures intentions du monde, mais tu ne sais pas plus que moi ce qui est bien ou mal. Tu ignores si tous tes plans concernant Mouj n’ont pas été influencés par le Gardien de la Terre, n’est-ce pas ? Tu ignores si le plan du Gardien ne veut pas que je fasse précisément ce que je suis en train de faire, et que ton plan de destruction de Basilica aille se faire pendre ! Détruire Basilica, rien que ça ! C’est ta cité élue, pourtant, non ? Tu as rassemblé tous les gens les plus proches de toi en ce lieu précis, et maintenant tu veux le détruire ?
Je les ai réunis pour vous créer, vous, enfants stupides ! Je vais à présent détruire cette cité pour répandre à nouveau mon peuple dans le monde entier, si bien que l’influence qui me reste touchera chaque pays et chaque nation. Qu’est la cité de Basilica comparée au monde ?
— La dernière fois que tu as tenu ce genre de discours, j’ai tué un homme.
— Je t’en prie, dit Luet. Reste avec moi.
— Ou alors, laisse-moi t’accompagner, intervint Hushidh.
— Pas question, trancha Nafai. Lutya, je reviendrai. Parce que Surâme me protégera.
Je ne sais pas si j’y arriverai.
— Eh bien, débrouille-toi ! » Et Nafai quitta la chambre.
« Il va se faire arrêter dès qu’il mettra le pied dehors, dit Hushidh.
— Je sais, répondit Luet. Et je comprends pourquoi il agit ainsi ; c’est courageux de sa part, et je suis même persuadée que c’est ce qu’il faut faire, mais je ne veux pas qu’il le fasse ! » Sa voix était peu à peu devenue hystérique.
Luet se mit à pleurer, et ce fut au tour d’Hushidh de la prendre dans ses bras pour la consoler. Quel ballet, cette nuit ! songea-t-elle. Quelle nuit de noces pour toi, quelle nuit de cauchemars pour moi ! Et maintenant, que nous réserve le matin ? Tu pourrais bien te retrouver veuve sans même un enfant en toi. À moins – pourquoi pas ? – que le grand général Mouj ne revienne avec Nafai, ne renonce à son armée et ne s’évanouisse avec nous dans le désert. Tout est possible. Absolument tout.
Chez Gaballufix, et pas en rêve
Mouj déploya la carte de la côte occidentale sur la table de Gaballufix et laissa son esprit explorer différentes options. Les cités de la Plaine et Seggidugu s’étendaient devant lui comme la table d’un banquet. Difficile de décider quelle action entreprendre. Toutes ces villes devaient maintenant savoir qu’une armée gorayni tenait les portes de Basilica. Nul doute que les exaltés de Seggidugu devaient exiger une réaction rapide et brutale, mais ils n’auraient pas le dernier mot : la frontière nord de Seggidugu était trop proche des principaux cantonnements gorayni de Khlam et d’Ulye. Il faudrait tant de soldats pour s’emparer de Basilica, même en ne la sachant défendue que par un millier de Gorayni, que Seggidugu se retrouverait vulnérable à une contre-offensive.
En vérité, les cœurs faibles de Seggidugu devaient déjà se demander s’il ne vaudrait pas mieux se présenter à l’Impérator en suppliants, pour l’exhorter à prendre leur nation sous sa bienveillante protection. Mais Mouj était assuré que ceux-là n’auraient pas plus de chance que les têtes brûlées. Non, ce seraient les esprits les plus froids, les hommes les plus prudents qui l’emporteraient ; ils attendraient la suite des événements. Et c’était là-dessus que comptait Mouj.