Nafai avait peur, mais il était en même temps parfaitement calme. C’était un sentiment des plus étranges : il avait l’impression de porter en lui un animal terrifié, épouvanté de se voir pénétrer dans un lieu où la mort était partout présente, et cependant le vrai Nafai, cette partie de son être qui était lui-même et non l’animal, Nafai était fasciné par la perspective d’entendre ce qu’il allait dire, de rencontrer Mouj face à face peut-être, fasciné par tout ce qui s’ensuivrait. Il se rendait pourtant bien compte que la mort régnait en permanence chez les Gorayni, prête à surgir à tout instant ; mais il avait jugé, à un niveau très obscur de son esprit, que sa survie personnelle était désormais une question hors de propos.
Les soldats s’étaient montrés plus intrigués qu’alarmés quand il les avait accostés avec ces mots : « Amenez-moi au général. Je suis Nafai, le fils de Wetchik, et c’est moi qui ai tué Gaballufix. » Par ces paroles, il mettait en balance sa vie même dans la conversation à venir, car Mouj possédait à présent des témoins d’une confession qui pouvait mener à son exécution ; le général n’aurait même pas besoin d’inventer un prétexte s’il voulait le faire disparaître.
La maison de Gaballufix n’avait pas changé, et pourtant elle était entièrement différente. Les tapisseries et les meubles restaient à leur place ; la molle opulence y régnait toujours, intacte, avec le luxe, la surcharge de décoration et les couleurs agressives. Mais au lieu d’être écrasante, toute cette ostentation devenait presque pathétique, car la discipline simple et l’obéissance rapide, immédiate des soldats gorayni ramenaient tout à une juste proportion. Gaballufix avait choisi son ameublement pour intimider ses visiteurs, pour les écraser ; maintenant, ce mobilier paraissait fragile, efféminé, comme si celui qui l’avait choisi avait craint qu’on surprît la faiblesse de son âme et cherché à la dissimuler derrière cette barricade de couleurs vives et de dorures.
La manifestation du vrai pouvoir, Nafai le comprit soudain, ne réside pas dans ce qu’on peut acquérir. L’argent n’en achète que l’illusion. Le vrai pouvoir se trouve dans la force de la volonté – une volonté si puissante que les autres s’y plient tout naturellement et la suivent de leur plein gré. Le pouvoir obtenu par tromperie s’évapore sous la lumière brûlante de la vérité, comme Rashgallivak l’avait appris à ses dépens ; mais plus on l’observe de près, plus le véritable pouvoir acquiert de puissance, même incarné par un homme seul, sans armées, sans serviteurs, sans amis ; il lui suffit d’être doué d’une volonté indomptable.
C’était un homme de ce genre qui attendait Nafai, assis à une table derrière une porte ouverte. Nafai connaissait cette pièce. C’était là que ses frères et lui avaient affronté Gaballufix, là que Nafai avait parlé sans réfléchir et ruiné les délicates négociations d’Elemak pour s’emparer de l’Index. De toute façon, Gaballufix n’avait jamais eu d’autre intention que de les tromper ; mais le fait demeurait que Nafai avait parlé étourdiment, sans se rendre compte qu’Elemak, en marchand avisé, dissimulait des renseignements essentiels.
L’espace d’un instant, Nafai résolut d’être plus prudent aujourd’hui, de celer certains éléments comme l’aurait fait Elemak, de jouer d’astuce dans la conversation à venir.
Puis le général Mouj leva les yeux et Nafai y plongea les siens ; il vit alors un puits profond rempli de rage, de souffrance et d’orgueil, et, tout au fond de ce puits, une farouche intelligence qui percerait à jour toutes les apparences.
Est-ce bien là le véritable Mouj ? L’ai-je bien vu dans sa réalité ?
Et dans son cœur, chuchota Surâme, je te l’ai montré tel qu’il est réellement.
Alors, inutile que je lui mente, se dit Nafai. C’est aussi bien, d’ailleurs, parce que je ne suis pas doué pour ça. Je n’ai pas le talent nécessaire : je n’arrive pas à maintenir en moi la duplicité profonde qu’exige un mensonge réussi. La vérité remonte sans cesse à la surface de mon esprit, et chacun de mes gestes, de mes paroles et de mes regards est un aveu.
Et puis, je ne suis pas ici pour participer à un jeu, à un concours d’intelligence avec le général Vozmujalnoy Vozmojno. Je suis ici pour lui proposer de se joindre à nous dans notre voyage de retour vers la Terre. Or, comment pourrait-il accepter si je lui dis moins que la vérité ?
« Ah, Nafai, dit Mouj. Asseyez-vous, je vous en prie. »
Nafai obéit. Il remarqua la carte déployée sur la table devant le général : la côte occidentale. Quelque part, loin dans l’angle sud-ouest, coulait le cours d’eau près duquel Père, Issib et Zdorab attendaient sous leurs tentes, en écoutant les ululements et les abois d’une troupe de babouins. Surâme est-il en train de montrer à Père ce que je fais ? Issib a-t-il l’Index, et lui demande-t-il où je suis ?
« Je suppose, dit Mouj, que vous ne vous êtes pas livré parce que votre conscience vous pesait et que vous désiriez passer en jugement pour le meurtre de Gaballufix, afin d’expier votre faute ?
— Non, général. Je suis marié d’hier soir. Je n’ai aucune envie d’aller en prison, ni de passer en jugement, ni d’être exécuté.
— Marié d’hier soir ? Et on vous retrouve dans la rue à confesser des crimes avant l’aube ? Mon garçon, je crains que vous ne vous soyez bien mal marié si votre femme ne sait pas vous retenir, ne serait-ce qu’une nuit !
— C’est un rêve qui m’a poussé à venir.
— Ah… Et ce rêve, est-ce le vôtre ou celui de votre épouse ?
— Non. C’est le vôtre, général. »
Mouj resta impavide et ne répondit pas. Nafai poursuivit :
« Il me semble qu’une fois, vous avez rêvé d’un homme portant sur l’épaule une créature poilue et volante, avec un rat géant accroché à la jambe ; et des hommes, des rats et des anges venaient les adorer tous les trois, ils les touchaient avec…»
Mais Nafai s’interrompit, car Mouj s’était soudain dressé et le transperçait de son regard dangereux et déchirant à la fois. « J’en ai parlé à Plod, il en a fait part à l’intercesseur, et le bruit s’en est ainsi répandu ! Et que tu sois au courant, toi, me révèle que tu as été en contact avec un membre de la cour de l’Impérator ! Alors, cesse cette comédie et dis-moi la vérité !
— Général, j’ignore qui sont Plod et l’intercesseur, et votre rêve ne m’a été raconté par personne de la cour impériale : il me vient de Surâme. Croyez-vous que Surâme ne sache rien de vos rêves ? »
Mouj se rassit, mais son attitude avait changé du tout au tout. Envolée, la certitude, envolée, l’assurance désinvolte.
« Es-tu la nouvelle forme que Dieu a prise ? Es-tu l’incarnation ?
— Moi ? Vous voyez bien ce que je suis : un garçon de quatorze ans. Peut-être un peu grand pour mon âge.
— Un peu jeune aussi pour être marié.
— Mais pas trop pour parler à Surâme.
— Beaucoup dans cette cité font métier de parler à Surâme. Mais à toi, apparemment, Dieu répond.
— Il n’y a rien de mystique là-dedans, général. Surâme est un ordinateur – un ordinateur puissant, qui se régénère lui-même. Nos ancêtres l’ont mis en place il y a quarante millions d’années, quand, fuyant la destruction de la Terre, ils sont arrivés sur Harmonie. Ils ont modifié leurs propres gènes et ceux de leurs enfants – jusqu’à nous, des milliers de générations après – pour devenir sensibles, aux niveaux les plus profonds du cerveau, aux impulsions de Surâme. Puis ils ont programmé l’ordinateur pour nous écarter de toute séquence de pensée, de tout plan d’action qui mènerait à la haute technologie, aux communications instantanées ou aux transports rapides, afin que le monde demeure pour nous immense et inconnaissable, et que les guerres ne dépassent pas les affaires locales.