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— Eh bien, voilà ! C’était donc un rêve absurde, un rêve ordinaire !

— Pas du tout : ma femme a elle aussi rêvé des mêmes créatures, et sa sœur également. Vous êtes trois à avoir fait ce rêve, qui n’a pourtant rien d’ordinaire. Chacun de vous l’a ressenti comme important ; vous saviez très bien qu’il avait un sens. Et cependant il ne venait pas de Surâme. »

Une fois encore, Mouj resta silencieux.

« Quarante millions d’années se sont écoulées depuis que les hommes ont abandonné une Terre presque entièrement détruite, reprit Nafai. La planète a eu amplement le temps de se guérir, de recréer de la vie à sa surface, de refaire un nid pour l’humanité. Mais beaucoup d’espèces ont disparu, et c’est pourquoi Shedemei réunit des semences et des embryons. Nous sommes très rares à pouvoir communiquer facilement avec Surâme, et nous avons été rassemblés ici, à Basilica, en ce jour, en cette heure, pour nous engager dans un voyage qui nous ramènera sur Terre.

— En dehors du fait que la Terre, si elle existe, est une planète en orbite autour d’une étoile éloignée que même les oiseaux ne peuvent atteindre, dit Mouj, tu ne m’as toujours pas révélé quel rapport ce voyage peut bien avoir avec mon rêve.

— Cela, personne n’en sait rien, répondit Nafai ; nous en sommes réduits aux conjectures, mais même Surâme croit qu’elles sont peut-être valables : ce serait le Gardien de la Terre qui nous appellerait, j’ignore comment. Il serait entré en contact avec nous par-delà les années-lumière qui nous séparent et il nous rappellerait à lui. Pour autant qu’on le sache, il aurait même modifié la programmation de Surâme lui-même en lui ordonnant de nous réunir. Surâme pensait connaître les raisons de ses propres actes, mais elles ne se sont révélées que tout récemment ; tout comme vous n’apprenez qu’aujourd’hui les vraies raisons de tous les actes de votre existence.

— Un message contenu dans un rêve, et il viendrait de quelqu’un situé à mille années-lumière d’ici ? Cela voudrait dire que ce rêve aurait été transmis trente générations avant ma naissance ! Ne me fais pas rire, Nafai ! Tu es trop intelligent pour croire à cette fable ! Il ne t’est pas venu à l’idée que c’est peut-être toi que Surâme est en train de manipuler ? »

Nafai réfléchit. « Surâme ne me ment pas, dit-il enfin.

— Et pourtant, tu prétends qu’il m’a menti toute ma vie. On ne peut donc pas dire que Surâme s’en tient strictement à la vérité, n’est-ce pas ?

— Mais à moi, il ne ment pas !

— Et qu’en sais-tu ?

— Parce que ce qu’il me dit, ça… ça sonne juste !

— S’il peut me faire oublier des choses – et il le peut, c’est arrivé si souvent que…» Mouj s’interrompit, peu désireux apparemment de s’étendre sur ces souvenirs. « Bref, s’il est capable de ça, pourquoi ne pourrait-il pas te donner l’impression de “sonner juste”, comme tu dis ? »

À cela, Nafai n’avait pas de réponse toute prête. N’ayant jamais remis en question sa propre certitude, il ignorait donc en quoi péchait le raisonnement de Mouj. « Il ne s’agit pas seulement de moi, dit-il, s’efforçant d’ordonner ses pensées. Ma femme aussi a foi en Surâme et sa sœur également. Elles ont reçu des rêves et des visions toute leur vie, et Surâme ne leur a jamais menti.

— Des rêves et des visions ? Toute leur vie ? » Mouj se pencha au-dessus de la table. « Qui as-tu épousé, exactement ?

— Ah, je croyais vous l’avoir dit : Luet. C’est l’une des nièces de ma mère qui résident dans son école.

— La sibylle de l’eau…

— Je ne m’étonne pas que vous la connaissiez.

— Elle a treize ans.

— Oui, je sais, elle est trop jeune. Mais elle s’est pliée à la volonté de Surâme, comme moi.

— Tu crois pouvoir emmener la sibylle de l’eau loin de Basilica, au désert, dans un voyage délirant pour trouver une planète mythique ? demanda Mouj. Même si je ne faisais rien, moi, pour vous en empêcher, penses-tu que les gens de cette cité l’accepteraient ?

— Ils l’accepteront si Surâme nous aide, et Surâme ne manquera pas de nous aider.

— Et la sœur de ton épouse, lequel de tes frères a-t-elle épousé ? Elemak ?

— Non, elle va se marier avec Issib. Il nous attend sous la tente de mon père. »

Mouj se rencogna dans son fauteuil et eut un petit rire joyeux. « Il est difficile de distinguer qui a manipulé qui. D’après toi, Surâme a dressé toutes sortes de plans dont je suis un petit rouage. Mais de mon point de vue, Dieu a tout fait pour mettre les atouts dans mon jeu. Je me faisais la réflexion, avant que tu n’entres, que Dieu semblait avoir enfin cessé de se vouloir mon ennemi.

— Surâme n’a jamais été votre ennemi, protesta Nafai. C’est vous qui avez décidé de vous opposer à lui. »

Mouj se leva de sa table, la contourna, s’assit à côté de Nafai et lui prit la main. « Mon garçon, ç’a été la conversation la plus remarquable de toute ma vie ! »

Pour moi aussi, se dit Nafai, mais il était trop stupéfait pour émettre un son.

« Je ne doute pas de ton sérieux quand tu parles de ce voyage, mais je t’assure qu’on t’a grossièrement trompé. Tu ne quitteras pas cette cité, non plus que ta femme ni sa sœur, ni aucun de ceux que vous projetiez d’emmener. Tu le comprendras tôt ou tard ; si tu le comprends tôt – tout de suite serait le mieux –, j’ai pour toi des projets qui te conviendront sûrement mieux que de bricoler sous une tente, au milieu des rochers et des scorpions. »

Encore une fois, Nafai regretta de ne pouvoir expliquer à Mouj pourquoi il désirait suivre Surâme, pourquoi il le suivait librement, en toute conscience, lui et peut-être aussi le Gardien de la Terre ; pourquoi il savait que Surâme ne lui mentait pas, ne le manipulait pas ni ne le contrôlait. Mais, incapable de trouver des mots ni même des raisons valables, il garda le silence.

« Ta femme et sa sœur sont la clé de tout. Je ne suis pas ici pour m’emparer de Basilica par la force, je suis ici pour conquérir sa fidélité. Je t’observe depuis une heure, j’écoute ta voix, et crois-moi, mon gars, tu es un garçon remarquable. Quel sérieux ! Quelle honnêteté ! Et ardent, avec ça, et désireux de bien faire ; on voit au premier coup d’œil que tu ne veux de mal à personne. Et pourtant, c’est toi qui as tué Gaballufix, libérant ainsi la cité d’un homme qui en serait devenu le tyran s’il avait vécu un jour ou deux de plus. Et voilà que tu viens d’épouser la personnalité la plus prestigieuse de Basilica, la jeune fille qui éveille le plus universellement l’amour, le respect, la loyauté et l’espoir dans cette cité.

— Je l’ai épousée pour servir Surâme.

— C’est ça, continue à parler ainsi, je t’en prie, je veux que tout le monde le croie ; et dans ta bouche, c’est criant de vérité. Je n’aurai aucun mal à répandre une histoire où Surâme t’ordonnait de tuer Gaballufix afin de sauver la cité ; et toi-même, tu peux annoncer que Surâme m’a fait venir ici, de mon côté, pour arracher la cité au chaos qu’a provoqué la sœur de ta femme, la déchiffreuse, quand elle a anéanti le pouvoir de Rashgallivak. Ça fait un joli petit paquet bien net, tu ne trouves pas ? Toi, Luet, Hushidh et moi, envoyés par Surâme pour protéger la cité, pour mener Basilica à la grandeur. Tous, nous tenons notre mission de Surâme… Voilà une histoire qui ridiculisera les absurdes prétentions de l’Impérator à la divinité incarnée.

— Mais pourquoi tout ça ? » demanda Nafai. Il ne voyait pas l’intérêt pour Mouj de le faire passer pour un héros au lieu d’un assassin, de vouloir établir un lien particulier avec trois personnes qu’il gardait prisonnières chez Rasa. À moins que…