« Eh bien, à ton avis ? demanda Mouj.
— Vous imaginez peut-être pouvoir m’installer comme tyran de Basilica à la place de Gaballufix. C’est ça ?
— Pas comme tyran : comme consul. Le conseil municipal continuerait de se réunir, avec ses chamailleries, ses discussions et son inanité coutumières. Toi, tu t’occuperais simplement de la garde municipale et des relations étrangères ; tu contrôlerais les portes et tu veillerais à ce que Basilica me demeure loyale.
— Parce que vous croyez que les gens n’y verraient que du feu et ne me considéreraient pas comme un pantin ?
— Si, sauf si je devenais moi-même citoyen de Basilica, ton meilleur ami et ton proche parent. Si je deviens Basilicain, si je participe de la vie de la cité, si je suis nommé général de l’armée basilicaine et que j’agis en ton nom, alors on ne se souciera plus de savoir qui manipule qui.
— Alors, vous vous rebellez contre les Gorayni.
— Contre les monstres les plus cruels et les plus corrompus qui aient jamais foulé le malheureux sol d’Harmonie ! corrigea Mouj. Je venge la trahison et l’asservissement atroces dont a été victime mon peuple, les Sotchitsiya !
— C’est donc ainsi que Basilica sera détruite : non par vous, mais à cause de votre rébellion !
— Crois-moi, Nafai, je connais les Gorayni. Ce sont fondamentalement des faibles, et leurs soldats m’aiment plus qu’ils n’aiment leur misérable lmpérator.
— Oh, je n’en doute pas !
— Si Basilica devient ma capitale, les Gorayni ne la détruiront pas. Rien ni personne ne la détruira, parce que je serai victorieux.
— Basilica n’est rien pour vous ; rien qu’un outil à jeter après usage. Je vous vois déjà dans le Nord, à la tête d’une immense armée, prêt à anéantir celle qui défend Gollod, la cité de l’Impérator ; à cet instant, vous apprenez que Potokgavan a saisi l’occasion pour débarquer des troupes sur la côte occidentale. Revenez défendre Basilica ! vous suppliera-t-on ; moi, je vous supplierai, Luet vous suppliera. Mais vous jugerez qu’il y a largement le temps de s’occuper de Potokgavan plus tard, après que vous aurez écrasé les Gorayni. Et vous resterez pour achever votre travail, et l’année suivante vous volerez vers le sud, vous punirez Potokgavan des atrocités qu’il aura commises, et debout au milieu des cendres de Basilica, vous pleurerez sur la cité des femmes. Et peut-être même vos larmes seront-elles sincères. »
Mouj tremblait, Nafai le sentait dans les mains qui tenaient les siennes.
« Décide-toi, dit Mouj. Quoi qu’il arrive, ou bien tu régneras sur Basilica en mon nom, ou bien tu mourras à Basilica – en mon nom également. Une chose est sûre : tu ne quitteras plus jamais Basilica.
— Ma vie est entre les mains de Surâme.
— Réponds-moi. Décide.
— Si Surâme voulait que je vous aide à mettre cette cité sous le joug, j’accepterais de devenir consul. Mais Surâme désire que je retourne sur Terre, donc je ne serai pas consul.
— Alors Surâme t’a de nouveau trompé, et cette fois, tu pourrais bien en mourir !
— Jamais Surâme ne m’a trompé. Ceux qui suivent Surâme de leur plein gré n’entendent pas de mensonges.
— Dis plutôt que tu n’as jamais réussi à surprendre Surâme en flagrant délit de mensonge !
— Non ! s’exclama Nafai. Non, Surâme ne me ment pas parce que… parce que tout ce qu’il m’a promis s’est réalisé. Tout était vrai.
— À moins qu’il ne t’ait fait oublier ses promesses non tenues ?
— Si je voulais douter, je pourrais douter sans fin. Mais il arrive un moment où l’on doit cesser de se poser des questions et agir, et à ce moment, il faut croire à quelque chose de vrai. Il faut agir comme s’il y avait quelque chose de vrai, aussi choisit-on ce en quoi on a le plus de raisons de croire, parce qu’on a besoin de vivre dans le monde qui donne le plus d’espoir. J’obéis à Surâme, j’ai foi en Surâme, parce que j’ai envie de vivre dans le monde qu’il m’a montré.
— Ah ouiche : la Terre ! fit Mouj d’un ton méprisant.
— Je ne parle pas d’une planète, je parle… Je veux vivre dans la réalité – la réalité ! – que Surâme m’a montrée ; la réalité dans laquelle les existences ont un sens et un but, où je trouve un dessein qui vaille la peine d’être suivi, où la mort et la souffrance ne sont pas vaines, parce que du bien en émergera.
— Tu es en train de me dire que tu cherches à te tromper toi-même, c’est tout.
— Non, ce que je dis, c’est que l’histoire que me raconte Surâme coïncide avec les faits que j’observe. Votre histoire à vous, dans laquelle je suis trompé de bout en bout, peut elle aussi expliquer ces faits, je le sais bien. Je n’ai aucun moyen de savoir si votre histoire est vraie ou non – mais vous n’avez aucun moyen non plus de savoir si c’est le cas de la mienne. Donc, je choisis celle que je préfère, celle qui donne sens à cette réalité. J’agis comme si la vie à laquelle j’aspire était la vraie, et comme si celle qui me dégoûte – la vôtre, votre vision de l’existence – était le mensonge. Et c’est bel et bien un mensonge. Vous n’y croyez pas vous-même.
— Ne te rends-tu pas compte, mon garçon, que tu viens de me raconter exactement l’histoire que je t’ai dite ? Tu prétends que Surâme me trompe depuis toujours, et moi, je n’ai fait que te retourner la petite fable que tu m’avais appliquée. La vérité, c’est que Surâme s’est joué de nous deux, si bien que tout ce qu’il nous reste à faire, c’est nous fabriquer la meilleure existence possible dans ce monde. Si tu penses que pour toi et ta nouvelle épousée, ça consiste à gouverner Basilica en mon nom, à participer à la création du plus vaste empire qu’ait jamais connu Harmonie, alors je te l’offre, et je te serai aussi loyal que tu le seras envers moi. Mais décide-toi tout de suite.
— J’ai pris ma décision. Il n’y aura pas de grand empire ; Surâme ne le permettra pas. Et même si pareil empire devait voir le jour, il ne signifierait rien pour moi. Le Gardien de la Terre nous appelle ; il vous appelle, vous ! Et je vous le demande encore une fois, général Vozmujalnoy Vozmojno, oubliez cette quête absurde d’un empire ou d’une vengeance ou de ce après quoi vous courez depuis tant d’années. Retournez avec nous sur le monde où est née l’humanité. Consacrez votre valeur à une cause digne de vous ! Venez avec nous !
— Venir avec vous ? Mais vous n’allez nulle part ! » Mouj se leva et alla ouvrir la porte. « Ramenez ce garçon à sa mère. »
Deux soldats surgirent comme s’ils attendaient derrière la porte. Nafai quitta son siège et s’approcha de Mouj qui bloquait à demi le passage. Leurs regards se croisèrent. Nafai vit dans celui du général une rage toujours active, que rien de ce qui s’était passé n’avait apaisée. Mais il perçut aussi une peur qui ne s’y trouvait pas auparavant.
Mouj leva la main comme pour frapper Nafai au visage ; le garçon n’eut pas une grimace ni un mouvement de recul. Mouj hésita, et le coup, quand il arriva, porta sur l’épaule ; le général sourit. Dans son esprit, Nafai entendit la voix de Surâme : Une gifle aurait ordonné aux soldats de te tuer. Voilà jusqu’où va mon pouvoir sur l’esprit de ce révolté : j’ai transformé sa gifle en sourire. Mais au fond de son cœur, il désire ta mort.
« Nous ne sommes pas ennemis, mon garçon, dit Mouj. Ne raconte à personne ce que je t’ai dit aujourd’hui.
— Général, répondit Nafai, je raconterai à ma femme, à mes sœurs, à ma mère et à mes frères tout ce que je sais, il n’y a pas de secrets chez nous. Et même si je ne leur disais rien, Surâme s’en chargerait ; ma discrétion n’aurait d’autre effet que de me faire perdre la confiance des miens. »