Mouj acquiesça et Nafai partit d’un pas vif vers l’aile de la maison où les nouveaux couples avaient passé la nuit. Rasa se demanda vaguement à quelle heure Elemak, Eiadh, Mebbekew et Dol allaient se lever et quelle serait leur réaction en apprenant la visite de Nafai à Mouj. Ils seraient forcés d’admirer le courage du garçon, mais Elemak lui reprocherait sûrement de se mêler toujours de ce qui ne le regardait pas. Rasa, pour sa part, n’en voulait pas à Nafai d’oublier qu’il n’était qu’un enfant ; elle s’en inquiétait plutôt pour lui.
« Le vestibule, ce n’est pas très confortable, dit Mouj. Vous avez peut-être un salon privé où les lève-tôt ne nous dérangeront pas ?
— Quel besoin d’un salon privé ? Vous n’êtes même pas sûr que mes nièces vous receveront !
— Votre nièce et votre belle-fille, corrigea Mouj.
— Une relation nouvelle, qui ne saurait nous rendre plus proches que nous ne le sommes déjà.
— Vous aimez profondément ces deux jeunes filles.
— Je donnerais ma vie pour elles.
— Et vous ne pouvez faire l’effort de leur fournir un salon privé pour recevoir un visiteur étranger ? »
Rasa lui adressa un regard noir et le précéda sous son portique privé, dans la zone protégée par les écrans, d’où l’on ne voyait pas la Fracture. Mais Mouj ne fit même pas mine de s’asseoir sur le banc que Rasa lui indiquait : il s’approcha directement de la balustrade, au-delà des écrans. Les hommes n’avaient pas le droit de se tenir là, de contempler ce paysage ; cependant, essayer de le lui interdire ne ferait qu’affaiblir la position de Rasa, elle le savait. Ce serait pathétique.
Elle s’approcha donc et se plaça à côté de lui, face à la vallée.
« Vous voyez ce que peu d’hommes ont vu, dit-elle.
— Mais votre fils l’a vu, lui. Il a flotté nu sur les eaux du lac des femmes.
— Ce n’est pas moi qui l’ai voulu.
— C’est Surâme, je sais. Il nous mène par des chemins très tortueux. Et le mien est peut-être le plus tortueux de tous.
— Et quel virage allez-vous prendre, à présent ?
— Le virage qui mène à la grandeur et à la gloire. À la justice et à la liberté.
— Pour qui ?
— Pour Basilica, si la cité le veut bien.
— Nous avons déjà grandeur et gloire. Nous avons déjà justice et liberté. Comment pouvez-vous imaginer que vos efforts ajouteront quoi que ce soit à ce que nous possédons déjà ?
— Vous avez peut-être raison. Je ne me sers peut-être de Basilica que pour ajouter de l’éclat à mon nom au moment où j’en ai besoin. La gloire de Basilica est-elle si rare et si précieuse que je ne puisse en utiliser une parcelle ?
— Mouj, je vous apprécie tant que j’en viens presque à regretter la terreur qui me saisit quand je pense à vous.
— Pourquoi donc ? Je ne vous veux aucun mal, ni à personne qui vous soit cher.
— Ma terreur ne porte pas sur ce point. Elle provient de ce que vous voulez faire à ma cité, au monde dans son ensemble. Vous êtes exactement ce contre quoi Surâme a été créée. Vous êtes les machines de guerre, l’amour du pouvoir, la soif de conquête.
— Vous ne sauriez mieux me flatter qu’en m’encensant ainsi. »
Des pas résonnèrent derrière eux. Rasa se retourna et vit Luet et Hushidh approcher. Nafai resta en arrière, hésitant.
« Viens avec ta femme et ta belle-sœur, Nafai, toi aussi, dit Rasa. Le général Mouj a décrété l’abrogation de notre antique coutume, du moins pour ce matin, avec le soleil qui s’apprête à se lever derrière les montagnes. »
Alors, Nafai avança d’un pas plus vif, et chacun prit sa place. Mouj organisa la scène habilement et sans effort, simplement en s’appuyant contre la balustrade si bien qu’il devint le centre de l’attention générale.
« Je suis venu ce matin féliciter de vive voix la sibylle pour son mariage d’hier soir. »
Luet hocha gravement la tête, sans pour autant être dupe, Rasa en était quasi certaine ; elle espérait d’ailleurs que Nafai se doutait de ce que Mouj tramait et qu’il en avait averti les jeunes filles avant leur arrivée.
« C’est une décision étonnante, pour quelqu’un de si jeune, reprit Mouj. Mais, ayant fait la connaissance de Nafai ici présent, je vois que vous vous êtes bien mariée. C’est l’époux qui convient à la sibylle de l’eau, car Nafai est un brave et noble jeune homme. Si noble, en vérité, que je l’ai supplié d’accepter de se présenter au poste de consul de Basilica.
— Il n’existe aucune fonction de la sorte, ici, intervint Rasa.
— Il en existera une, répliqua Mouj, comme autrefois. C’est une fonction peu utile en temps de paix, mais nécessaire en temps de guerre.
— Guerre que nous ne connaîtrions pas pour peu que vous vous en alliez.
— C’est sans importance, car votre fils a décliné cet honneur. En un sens, c’est presque heureux. Je ne dis pas qu’il n’aurait pas fait un excellent consul ; le peuple l’aurait accepté, car non seulement il est l’époux de la sibylle, mais encore il entend lui-même la voix de Surâme : un prophète et une prophétesse, ensemble dans la plus haute chambre de la cité ! Et à ceux qui craindraient qu’il ne soit un faible, une marionnette du suzerain gorayni, il suffirait de faire observer que longtemps avant l’arrivée du vieux général Mouj, Nafai lui-même, obéissant aux ordres de Surâme, a mis fin avec courage à une grave menace pour la liberté de Basilica et exécuté une sentence de mort à l’encontre d’un certain Gaballufix, qui la méritait amplement pour avoir ordonné le meurtre de Roptat. Oh, le peuple aurait accepté Nafai avec joie, et il aurait fait un régent capable et avisé. Surtout avec dame Rasa pour le conseiller.
— Mais il a refusé votre offre, dit Rasa.
— C’est exact.
— Alors, pourquoi toutes ces flatteries ?
— Parce qu’il existe plus d’un moyen pour atteindre le même but, répondit Mouj. Par exemple, je pourrais dénoncer Nafai pour le lâche assassinat de Gaballufix, et présenter Rashgallivak comme l’homme qui a héroïquement tenté de protéger la ville durant une période de troubles. Sans l’intervention malveillante d’une déchiffreuse nommée Hushidh, il aurait pu réussir – car chacun sait que Rashgallivak n’avait sur les mains le sang de personne. Au contraire, c’était un intendant compétent, qui s’efforçait de maintenir en état à la fois la maison de Wetchik et celle de Gaballufix. Pendant que Nafai et Hushidh seront jugés pour leurs crimes, Rashgallivak sera nommé consul de la cité. Et, naturellement, il prendra comme il se doit les filles de Gaballufix sous sa protection, comme il le fera pour la veuve de Nafai après l’exécution, et pour la déchiffreuse après que son crime aura été pardonné. Le conseil municipal ne voudrait surtout pas laisser ces pauvres femmes un jour de plus sous l’influence de la redoutable, de l’ambitieuse dame Rasa.
— Ah ! vous émettez des menaces, quand même ! dit Rasa.
— Mais non, dame Rasa. J’expose simplement des possibilités sérieuses, des choix que je puis faire, et qui me mèneront, d’une façon ou d’une autre, au but que je vise. J’obtiendrai de Basilica qu’elle s’allie de son plein gré avec moi. Elle sera mienne avant que je ne défie la domination tyrannique de l’Impérator gorayni.
— Existe-t-il un autre moyen ? demanda Hushidh d’un ton calme.
— En effet, et c’est peut-être le meilleur, répondit Mouj. C’est la raison pour laquelle Nafai m’a ramené chez lui : afin que je puisse me trouver face à la déchiffreuse et lui demander de m’épouser. »